Qui veut s’exprimer aujourd’hui ne peut plus s’y risquer qu’en marchant sur des œufs. C’est un comble et un paradoxe. Alors que les moyens techniques de communiquer se sont développés de manière exponentielle, le champ du dicible paraît s’être rétréci à l’extrême. Tweeter, se répandre sur Facebook, mais aussi une simple interview ou déclaration menacent une carrière ou une réputation d’être étouffées dans l’œuf. De plus en plus de gens ont un œuf à peler avec la discrimination sous toutes ses formes : ils s’ingénient à scruter les propos de tous, pour y diagnostiquer quelque dérapage et sonner l’hallali du coupable. Grâce au Net, les inquisiteurs sont devenus légion.
Que la calomnie et la diffamation soient poursuivies, c’est bien normal. Le code pénal s’en est chargé. Les tribunaux en jugent et s’en prennent à celui qui « a méchamment imputé à une personne un fait précis qui est de nature à porter atteinte à l’honneur de cette personne ou à l’exposer au mépris public »[1]. Une personne précise s’en prend à une autre, bien précise elle aussi. Le tribunal condamnera si l’intention « méchante » est avérée.
Parce qu’entre en jeu non la personne même, mais sa catégorie, les critères sont plus flous pour la discrimination : « traitement inégal et défavorable appliqué à certaines personnes (notamment en raison de leur origine, de leur sexe, de leur âge, de leurs croyances religieuses…) ». Dans cette définition, les points de suspension laissent le champ libre à une expansion indéfinie. Et c’est là que les choses se compliquent. Un esprit tatillon et vétilleux peut voir grimacer, derrière n’importe quels mots, le spectre de la discrimination.
Forçons un peu le trait. Imaginons ceci : parmi les faits marquants de votre existence, vous confiez à un réseau social que vous venez de vous laver les dents. Vous êtes confiant et serein. Vous croyez que la neutralité de cette information vous garantit la paix. Que nenni ! Un internaute hypersensible et à la fibre sociale vous dénonce : vous infligez par là un « traitement inégal et défavorable » à toutes celles et tous ceux que la précarité de leurs conditions de vie empêche de se laver les dents. Indirectement, vous les stigmatisez aux yeux de tous. Il vous reste à affronter l’opprobre général. À ce point, on serait dans l’absurde, c’est clair pour tout le monde. Mais où commence l’absurde ? Manifestement, il n’y a pas une évidence unanime concernant cette frontière.
Pas d’accord facile non plus quant à la ligne de démarcation entre une simple opposition et une incitation à la haine. La violence serait-elle à ce point banalisée et répandue que l’expression d’un désaccord constituerait ipso facto une incitation à la haine ? Il est vrai que ce glissement trop rapide ne touche pas indifféremment tous les secteurs. Le commun des mortels n’interprétera pas le rejet, même virulent, d’une théorie scientifique comme une exhortation à haïr son concepteur et à envisager contre lui des voies de fait. Par contre, dans les domaines aujourd’hui brûlants, là où sans doute les susceptibilités identitaires s’exacerbent le plus volontiers, la moindre critique négative risque de faire passer son auteur pour un agresseur haineux ou, au moins, pour un fieffé « discriminateur ».
Savez-vous que même les dictionnaires se culpabilisent ? Le dictionnaire de synonymes de l’université de Caen[2] avertit l’utilisateur que « des synonymes à connotation sexiste, homophobe, injurieuse, raciste ou qui stigmatisent l’aspect physique ou un handicap » sont marqués d’un signe distinctif. Comme si, même dans un dictionnaire, ces mots rendaient suspect celui qui les écrit.
Qu’en est-il de mon propos ? Ai-je assez marché sur des œufs ? Si un esprit malin chagrin y décelait – contre mon intention – haine ou discrimination, par précaution, je me garderais de le livrer à un Père Fouettard, de quelque couleur qu’il soit, ou de l’inviter à aller se faire cuire un œuf.
[1] Article 443 du code pénal.
[2] http://www.crisco.unicaen.fr/des/synonymes.
Publié dans La Libre Belgique, p. 47, le lundi 28 octobre 2013.