De nos jours, la démagogie a plutôt mauvaise presse. On pourrait s’en étonner si l’on sait que le terme fraternise tout à fait avec celui de « démocratie ». Et pourtant, c’est unanimement reconnu : qualifier un comportement politique de « démagogique » le discrédite au plus haut point, comme s’il s’agissait là du grief suprême. Or le démagogue s’appuie sur le peuple. Serait-ce un crime ? Ou une faute ? Le tout, bien sûr, est de savoir quel ressort sous-tend cet appui : courir au-devant des aspirations du peuple, c’est comme la langue d’Ésope, car le peuple lui-même contient un peu de tout et offre une panoplie complète des diversités humaines. Voyons si un retour aux origines de la démagogie a une chance de jeter quelque clarté dans cette complexité.
Étymologiquement, la démocratie recouvre le « pouvoir (ou la souveraineté) du peuple ». Le terme « démagogie », lui, vient d’une même racine (démos, peuple) et du verbe grec ago, qui signifie « conduire, mener ». Le démagogue n’est autre que le « conducteur du peuple », sans aucune nuance péjorative a priori. Mais, dès le ve siècle avant Jéus-Christ, à Athènes, les successeurs de Périclès, faute de bénéficier d’une aura comparable à la sienne, quêtent la faveur du peuple en jouant sur les émotions primaires, les frustrations et les préjugés. Au lieu de conduire le peuple, le démagogue est conduit par les appétits du peuple ; et pourtant il conduit quand même, puisqu’il décide. Il décide ce que la majorité du peuple, croit-il, attend qu’il décide. D’où, très vite, la mauvaise réputation des démagogues, vilipendés par les adeptes d’une démocratie qui prenne le peuple pour véritable partenaire et non pour levier d’ambition et de pouvoir personnels.
À Athènes, un pourfendeur célèbre des démagogues n’est autre que le poète comique Aristophane. Historiquement, la situation qui le révolte et l’inspire est la suivante : alors qu’un conflit entre Athènes et Sparte entrevoyait son issue, Cléon, qui est le « grand copain » du peuple athénien, a dénoncé la prétendue mauvaise foi des Spartiates et les tentatives de paix ont échoué. En 424, spectateur à la représentation des Cavaliers d’Aristophane, vous auriez ri de la transposition : deux serviteurs déplorent que le maître de maison, nommé Démos – bien sûr figure du peuple –, soit tombé sous la coupe d’un esclave venu d’Asie Mineure – figure de Cléon –, qui triomphe par la flatterie et l’hypocrisie.Un oracle leur apprend que le fourbe doit être vaincu par plus voyou que lui, par un marchand de saucisses. Le hasard en met un sur leur route. Ils lui font connaître le haut destin qui l’attend et convainquent l’expert en boudins de se lancer dans la lutte, avec l’aide des Cavaliers. Après bien des rebondissements, les deux antagonistes se retrouveront devant un tribunal présidé par Démos : chacun surenchérira en fait de complaisance et de servilité. Le charcutier l’emportera et deviendra l’intendant du maître, alors que l’autre ira prendre en charge le ministère des saucisses. Démos promet à son nouveau guide de s’amender : « Est-ce que j’étais à ce point borné et sénile ? » Il accueille une jeune beauté, qui symbolise la Trève de trente ans, et part aux champs avec elle. Vive le peuple, s’il retrouve son bon sens, et vive la paix !
Au moment où il est pris à partie par les deux serviteurs, l’esclave asiatique, confiant dans les vertus de la démagogie manipulatrice, répond : « Je n’ai pas peur de vous tant que le Conseil vivra et que Démos aura ce masque hébété quand il y siège. »
Gardons-nous de raccourcis hâtifs et simplistes vers notre époque, même s’ils sont tentants. Pour rejoindre le présent, aidons-nous plutôt d’une question : qui présente aujourd’hui le « masque hébété » ? L’hébétude n’a-t-elle pas changé de camp ? De quel côté se situent le bon sens, le désir de régler, de façon simple et prosaïque, les problèmes ? Du côté de la classe politique ou de celui des citoyens – c’est-à-dire du peuple ? Comment considérer l’aspiration, très répandue parmi les citoyens de sens commun, à une prise en compte des risques planétaires pour l’environnement ? De la nécessité d’une Europe sociale ? De la mise sous tutelle des flux financiers ? Du maintien d’une Belgique solidaire ? Etc. Ces « tendances populaires », mesurées, mais puissantes, ne définissent-elles pas aujourd’hui le peuple, bien plus que les débordements haineux, discriminatoires ou poujadistes ?
Voici qui nous amène à une conséquence étonnante : que se passerait-il si, soudain, les hommes politiques – notamment pour se rendre populaires – prenaient appui sur ce peuple-là et pour leviers de leur action ces désirs-là du peuple ? Nous verrions naître de nouveaux « démagogues », soucieux de satisfaire et d’attirer un Démos converti à d’autres valeurs que les panem et circenses. En découvrant tout le poids d’un bon sens populaire éclairé et en l’assimilant, ces politiques n’inventeraient-ils pas une autre démagogie, réhabilitée ?
Publié dans La Libre Belgique, p. 53, le mardi 16 novembre 2010.