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L’époque écope de l’apocope

L’apocope ? Qu’est-ce que c’est ? C’est un fait de langage extrêmement courant : nous pratiquons l’apocope tous les jours, et même des dizaines de fois par jour, sans peut-être en connaître le nom. Car qu’allons-nous plutôt dire ? Que nous prenons l’auto pour aller au cinéma – ou au ciné –, ou que nous prenons l’automobile pour aller au cinématographe ? « Retranchement, amputation », d’après son étymologie grecque, l’apocope abrège les mots en escamotant leur finale, au contraire de l’aphérèse, qui les abrège en omettant le début (omnibus est ainsi devenu couramment bus). Vous serez donc d’accord avec moi pour reconnaître que nous sommes tous des adeptes, voire des fidèles, de l’apocope.

Ce phénomène linguistique ne date pas d’hier. Par mesure d’économie de temps et d’énergie, la simplification intervient dans le langage comme dans toutes les actions humaines. Une sorte de paresse naturelle : s’il suffit d’en faire moins, pourquoi en ferait-on plus ? Mais alors que les premiers spécimens répertoriés, datant des XVe et XVIe siècles, demeurent exceptionnels, c’est à partir de 1960 que le corpus des apocopes s’enrichit et que le mouvement paraît s’accélérer de manière exponentielle[1]. En dehors des mots tronqués qui ont supplanté depuis longtemps leur « parent »  – kilo, stylo, moto, photo, radio, métro, etc. –, le langage oral du quotidien en crée une pléthore de nouveaux. Nés de l’oral, ils s’introduisent dans l’écrit et finissent par entrer officiellement dans le dico (à moins que vous préfériez « dictionnaire »)[2].

Tous milieux confondus, la prolifération est spectaculaire : dans la formation scolaire (instit, prof, maths, géo, bio, gym, fac, philo, psycho, sciences po ou sciences éco…), dans le milieu médical (otorhino, ophtalmo, gynéco, gastro, chimio, labo, psy, kiné…), ainsi que dans les domaines culturel (médias – raccourci pour « mass media » –, pub, info, édito, hebdo…) ou politique (écolo, socialo, prolo, facho, anar…). Ce foisonnement pourrait réjouir, par sa créativité, tout francophone qui ne serait ni trop puriste ni trop rétro(grade). N’est-ce pas le propre d’une langue d’évoluer au gré de l’imagination et des initiatives de ses usagers ? Et ces mots, pour la plupart catalogués « familiers » au départ, appartiennent bien vite au bagage linguistique de tous ; certains d’entre eux, péjoratifs, badins ou coquins, ont une saveur particulière. Tant mieux donc si l’on y perçoit un enrichissement de la langue française.

Mais l’impressionnant succès et l’accélération du processus peuvent faire émerger une autre question : l’apocope serait-elle signe d’époque ? Et s’il fallait y voir un épiphénomène révélateur d’une évolution de fond dans les mentalités ?

Cette question se modulerait sous diverses formes. Par exemple : quand règnent le culte de la rapidité et l’impatience fébrile, préférerait-on parler à demi-mot ? Imaginez le gain : tout ce qu’on pourra faire pendant cette éternité qu’on aurait consacrée à prononcer la fin du mot ! De nos jours, serait-il devenu de plus en plus incongru d’aller jusqu’au bout des choses, de toutes les choses, qu’il s’agisse des mots, mais aussi des phrases, des textes, des réflexions, des accords politiques, des contrats, des engagements personnels et professionnels ? Serions-nous entrés, pas à pas, dans l’ère des points de suspension perpétuels, de l’inachevé, du provisoire tenant lieu de définitif, où se répandrait un vague désespoir implicite d’aller, résolument et sans désemparer, jusqu’au point final ? Connaîtrions-nous le temps de l’approximation érigée au rang de système – un morceau suffit, une ébauche, une esquisse, pas besoin du tout – parce que le désir de passer très vite à autre chose l’emporterait sur la passion d’approfondir, de creuser, de peaufiner ?

Arrêtons là l’exo (plus court qu’ « exercice ») pour éviter qu’il ne se transforme en interro. Comme d’hab et dès le petit déj, chacun garde heureusement le droit de choisir entre la patience et l’impatience, le droit de ne pas déifier le chrono ni la perf. User de ce droit n’est pas forcément rétro ni ringard. Dans les mots qu’il dit, mais aussi dans ce qu’il fait, ce qu’il vit, ce qu’il aime, chacun est invité, plus que jamais, à trancher entre le jusqu’au-boutisme et l’apocope.


[1] Cf. Fabrice Antoine, Dictionnaire français-anglais des mots tronqués, Peeters Publishers, 2000, p. xxviii.

[2] Un article de Natacha Twaguiramungu (« Le français au quotidien : les apocopes ») le souligne à merveille (http://fra.1september.ru/article.php?ID=200701211).

Publié dans La Libre Belgique, supplément « Momento », p. 3, le samedi 16 octobre 2010.

Publié dansEtymologieHumourLangue françaiseSociété