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Rien que du vent ?

Elle court, elle court, la rumeur. Et le bois dont elle se chauffe n’est pas souvent joli. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle court, d’ailleurs. Elle a dû naître presque en même temps que le langage. Aussi certains n’hésitent-ils pas à lui attribuer le titre de « plus vieux média du monde ». Elle intervient de multiples manières dans notre univers quotidien, depuis les bruits de couloirs, proches et familiers, jusqu’aux bobards parfaitement orchestrés par des « informateurs » et qui font marcher les gens. En 1938, l’adaptation radiophonique de La Guerre des Mondes d’H.G. Wells par Orson Welles a soulevé la panique parmi les auditeurs, qui ont cru à l’invasion des États-Unis par les Martiens. Tout comme, en décembre 2006, l’émission Bye bye Belgium a laissé croire à une majorité de téléspectateurs que la scission de la Belgique était chose faite. Il y a une permanence telle dans ce phénomène de la rumeur qu’il a mérité et mérite encore l’attention des observateurs.

Les deux définitions courantes de la rumeur se donnent le mot : le « bruit confus de voix » est appelé à se faire entendre comme la « nouvelle qui se répand dans le public ». Le mot « bruit » lui-même compte parmi ses acceptions celle d’une « rumeur répandue dans le public » et ce qu’on a cru dur comme fer apparaît parfois in fine comme un « faux bruit ». Le bruit a quelque chose de brut, d’informe, d’imprécis, en opposition avec la parole clairement énoncée. Est-ce le caractère flou du bruit qui autorise à le colporter sans excès d’esprit critique ? Peut-être, car pourquoi la nouvelle dont on a seulement « eu vent » ne pourrait-elle poursuivre sa course par le même canal ? Un peu comme si tout mor lancé à tous vents constituait une rumeur en puissance.

De nature typiquement orale à la base, la rumeur a très vite, dès l’Antiquité, croisé la route de l’écrit. Quand l’historien latin Tacite, aux deux premiers siècles de notre ère, relate l’incendie de Rome, survenu en juillet 64, il n’en déclare pas formellement Néron coupable. Mais il évoque plusieurs fois une rumeur qui prête à l’empereur l’intention de détruire la ville par le feu et propose un mobile. Faut-il faire grief à l’historien de rapporter la rumeur ? Non, s’il la présente comme telle – l’apparition d’une rumeur étant un fait historique – et ne transforme pas son contenu en réalité. Pourtant, une influence s’exerce sur tout lecteur qui penserait qu’il n’y a pas de fumée sans feu et qui conclurait dès lors à la responsabilité de Néron. Écrire la rumeur, c’est non seulement contribuer à la répandre, mais lui donner une forme nouvelle qui risque de lui conférer un crédit plus grand.

C’est dire qu’aujourd’hui, avec le développement luxuriant des médias, la rumeur a trouvé des adjuvants nombreux et précieux. Une fois lancée par un journal – quelquefois appelé un « canard » –, une information fausse – tiens ! c’est aussi un « canard » –  ne revient jamais à la case départ : même les démentis en amplifient l’audience et ne peuvent en gommer tous les effets. Quant à la technologie récente, elle offre des possibilités nouvelles : sur Internet sont apparues des images trafiquées, désignées par le néologisme d’« images rumorales », qui se répandent plus vite qu’une trainée de poudre et viennent, le plus souvent, contester une vérité officielle et dénoncer un éternel complot. Ce fut le cas, par exemple, après les attentats du 11 septembre.

Le simple mortel trouve dès lors son intérêt à redoubler d’esprit critique face aux rumeurs qui lui parviennent, à la fois pour être lui-même correctement informé et pour informer correctement en évitant de propager des bobards. À côté de la lutte « antimythe » contre les grandes opérations d’« intox », le citoyen dispose d’un autre moyen d’action : chacun peut choisir et pondérer la dose de rumeur qu’il décide d’inoculer dans la vie quotidienne pour en rendre la construction positive. De cancan en racontar, de on-dit en ragot, de potins en commérages, il se véhicule au long des jours pas mal de récits de faits, censés être des révélations sur les comportements de nos semblables. Or, qu’elle soit destinée à l’usage public ou à l’usage privé, le constat relève de l’évidence : la rumeur diffame bien plus souvent qu’elle n’honore. Quand  cette fidèle compagne s’intéressera-t-elle davantage aux qualités cachées et aux bienfaits discrets, qui pourtant existent aussi ?

Pourquoi n’imaginerait-on pas, sans se limiter à la diffamation pure et dure, de légiférer concernant la rumeur et son usage en général ? Maintenant que le législateur s’intéresse au moindre de nos gestes pour le codifier, il ne peut pas, décemment, délaisser cette activité récurrente et que les stratégies de communication rendent tentaculaire. Vous, êtes-vous au courant de quelque chose ? Pour ma part, j’ai entendu raconter qu’une commission spéciale – ad hoc ! – , assistée de psychosociologues et d’ethnoanthropologues, avait été créée il y a peu, pour y prêter l’oreille. Peut-être n’est-ce pas que du vent. Mais on n’a aucune confirmation officielle. Le bruit en court…

Publié dans La Libre Belgique, supplément « Momento », p. 3, le samedi 20 août 2010.

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