Êtes-vous professionnel ? Pensez-vous, vivez-vous, agissez-vous, respirez-vous comme un professionnel ? Ce pourrait être un test adressé à beaucoup d’entre nous. Encore faudrait-il que nous soit expliqué ce qu’est exactement ce « professionnalisme » dont les propos ambiants nous bassinent aujourd’hui les oreilles. Il n’est peut-être pas inopportun d’examiner la question, ne fût-ce que pour répondre avec pertinence à ce test, si d’aventure il se présente…
Comme souvent, les mots eux-mêmes nous invitent à une curiosité féconde. La profession, au sens premier « déclaration publique », désigne à partir de là l’occupation, le métier qui permet à l’individu de gagner sa vie et pour lequel il est publiquement reconnu compétent. Mais l’ami sincère de tous les internautes, Wikipédia, ajoute astucieusement une remarque qui peut faire rebondir la réflexion : « Le professionnel se trouve souvent comparé à l’amateur et se définit par opposition à ce dernier. » Holà ! L’amateur n’est-il pas celui qui aime, qui s’adonne à telle ou telle activité parce qu’il aime ? Ne faisons pas un mauvais procès. On comprend bien que la rentabilité de l’activité, en principe assurée chez le professionnel, n’est pas requise chez l’amateur,. Mais ce face-à-face risquerait quand même de laisser croire que l’amateur aime et que le professionnel n’aime pas ou n’aime plus ce qu’il fait.
La tendance actuelle à mettre sur un piédestal la technicité, voire l’hypertechnicité, ne pourrait-elle pas accentuer ce mouvement ? Il est vrai que le professionnel a la capacité de poser le geste technique efficace, parce qu’il a appris les règles d’un art. Il a pénétré dans le temple réservé aux initiés, sur le parvis duquel s’arrêtera forcément le profane, pourtant amoureux du même art. Faut-il en déduire pour autant que, si la qualité technique est garantie, tout est dit ? L’expérience courante le dément. La piqûre tout empreinte de technicité administrée par une infirmière robotisée aura-t-elle le même effet global sur la personne soignée que le même acte pratiqué par une personne chaleureuse, qui aime à la fois son art et ceux à qui il est destiné ?
Épinglons certains secteurs qui ont évolué vers le professionnalisme. Des hôpitaux, des structures d’aide à la jeunesse, des internats d’écoles, des maisons de repos et de soins, pour ne retenir que quelques exemples, ont longtemps fonctionné à l’aide d’un bénévolat qui serait plutôt classé du côté de l’amateurisme. Nombre de religieux ou de religieuses, entre autres, y jouaient un rôle important ; ils n’étaient pas nécessairement sans qualifications, mais ils ressentaient leur travail plus comme une mission de service que comme l’exercice d’une activité professionnelle. Le nombre de vocations religieuses a chuté. Il a fallu recourir à des professionnels. Peut-être y gagne-t-on en technicité. Y perd-on ailleurs ? Ce n’est pas sûr, mais la question vaut d’être posée.
Car, en principe, le bénévolat inclut la bienveillance : celui qui s’engage volontairement et volontiers dans une activité gratuite appartient à la catégorie des amateurs. Il aborde les gens avec un a priori positif, paie de sa personne, aime ce qu’il fait et son plaisir à le faire donne à sa présence une densité humaine particulière. Toutes attitudes qu’adoptent aussi les professionnels quand ils sont amoureux du métier.
Comme partout ailleurs, dans les tâches d’éducation, dont l’enseignement, nous avons vu s’esquisser, puis s’affirmer, puis s’emballer le souci – légitime – du professionnalisme. Parce que « tout le monde » éduque – à commencer par les parents –, le risque existe de croire que l’art d’éduquer serait une sorte de vertu innée, inégalement partagée sans doute, mais présente en tout individu normalement constitué. Ce n’est pas faux : dans la vie courante, ne nous éduquons-nous pas les uns les autres au gré des rencontres et des échanges ? Mais c’est insuffisant : le commun des mortels ne peut pas et ne prétend pas assumer des tâches difficiles et spécifiques, où interviendront des éducateurs spécialisés ou des psychologues. Et pour enseigner, qui pourrait se contenter d’une plus ou moins grande facilité à « expliquer les choses », à « intéresser le public », faisant l’impasse sur une formation pédagogique accréditée ?
Dès lors, y compris dans l’enseignement, n’hésitons pas à professionnaliser. Technicisons. Mais jusqu’où aller ? Découper la mission de l’enseignant en une série d’opérations dûment cataloguées, découpées elles-mêmes en actes techniques définis jusque dans le détail ? Une telle précision peut être utile, à condition d’éviter le piège de se laisser absorber et engloutir par le scrupule technique. À mon sens, l’humanité d’un enseignant, c’est-à-dire la disponibilité, la liberté d’esprit et la bienveillance face à l’autre – qui est ici l’élève –, figure de plein droit au premier rang des qualités professionnelles, au moins autant (?) que, par exemple, la capacité d’évaluer selon une grille aux multiples critères. Nous pouvons nous réjouir si la balance reste en équilibre. Si les exigences techniques, aujourd’hui rappelées à cor et à cri, n’encombrent pas l’espace vital et l’esprit au point d’anesthésier l’humanité de l’enseignant et son désir de la rendre, elle aussi, plus agissante, alors tout va bien. Si le souci – louable en soi – de se mettre en ordre face aux directives rend en même temps celui qui enseigne plus ouvert à la diversité de ses élèves et plus capable d’inventer ses propres directives pour y faire face, alors tout va bien. Nous y verrons les signes incontestables que des professionnels aguerris peuvent aussi garder le dynamisme, l’enthousiasme et l’amour de la tâche caractéristiques des vrais amateurs.
Publié dans La Libre Belgique, p. 25, le mercredi 15 avril 2009.