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La personnalité du pamplemousse

Il n’y a pas si longtemps, pour des nécessités culinaires, j’ai été amené à décortiquer deux pamplemousses. Je m’attendais à effectuer deux opérations tout à fait identiques : qu’y a-t-il de plus semblable à un pamplemousse qu’un autre pamplemousse ? Si vous êtes de cet avis, l’expérience pourrait vous détromper comme je l’ai moi-même été.

Le premier de mes interlocuteurs était plein d’une vitalité quasi débordante ; il se laissait manipuler avec une sorte de complaisance débonnaire et presque complice. C’était un vrai plaisir d’avoir affaire à un tel individu. En très peu de temps, son cas fut réglé. Je m’attendais donc à profiter de la même sympathique collaboration de la part de son jumeau. Or, pas du tout. D’abord, il me parut plus froid, ce qui devait n’être qu’une impression sans fondement objectif. Puis, quand j’ai entamé l’épluchage, la résistance commençait. Je percevais ce pamplemousse comme renfrogné de nature. Il se « compactait » autant qu’il pouvait, rassemblant peaux, quartiers et pépins avec une énergie sèche, maussade et bourrue. Il a bien fallu qu’il rende les armes, mais s’il s’est retrouvé prêt à l’emploi, c’est à son corps défendant.

Auriez-vous imaginé qu’il serait nécessaire de pratiquer, à l’égard de pamplemousses, une « pédagogie différenciée » ? Or, ce m’est apparu indispensable en la circonstance. La pédagogie différenciée n’est d’ailleurs qu’une adaptation à l’enseignement d’une réalité de bon sens commun : nous ne rencontrerons jamais deux pamplemousses absolument semblables. Si les variables de la personne humaine sont plus nombreuses que celles de notre fruit de référence – ce qui paraît difficile à contester –, chaque instant de contact ou de communication entre les êtres provoque le choc de deux unicités irréductibles, comportant chacune quelque chose d’inclassable.

Laissons-nous entraîner à deux conséquences logiques de ce constat fructifère.

La première s’ancre dans l’expérience : si mon attention a été attirée, alors que mon décorticage aurait dû devenir pure routine quasi machinale, c’est à cause de cette variante. Alors qu’elle ne doit représenter qu’une proportion infime du fruit, par rapport à tout ce qu’il a en commun avec ses congénères, c’est elle qui a déclenché le « dialogue » et qui a donné à la situation une tournure et une densité inattendues. Sur un arrière-fond indispensable de conformité à la variété « pamplemousse » se détachait ce que l’individu « pamplemousse » avait inventé comme variante « personnelle ». Et c’est cela qui lui conférait son unicité.

Transposons en termes d’humanité. N’est-ce pas l’invitation à cultiver, en nous-mêmes et chez les autres, cette capacité d’interpréter et de modeler le donné humain en toute liberté ? L’accès d’un individu à la variété « homme » suppose cette complémentarité : qu’il se moule dans les caractéristiques de l’espèce, tout en gardant une marge où il se crée autre que l’exemplaire voisin. C’est l’interpellation lancée à toute éducation. Car il serait simpliste de croire que l’éducation peut se contenter de conformer l’invidu et que le reste, c’est-à-dire la découverte de voies d’autonomie, advient par surcroît, comme fruit du hasard ou de la nécessité. Dans un environnement où les moyens de conditionner deviendraient de plus en plus nombreux et efficaces, l’éducation devrait se donner comme gageure d’offrir, en priorité absolue, les moyens de critiquer – étymologiquement, « faire le tri » – parmi les pseudo-évidences du moment.

La seconde conséquence, en lien intime avec ce qui vient d’être dit, est la suivante : en matière d’éducation, toute tentation et toute tentative de centralisation, de normalisation requièrent la plus grande prudence et ne doivent se concrétiser qu’après une réflexion profonde sur le type de société que l’on veut favoriser par là. Personne n’ignore – ni ne conteste – que, dans l’enseignement par exemple, une certaine dose d’uniformisation s’avère indispensable, celle dont tout système organisé ne peut se passer. Mais l’unification n’est pas l’état de bonne santé du système vers lequel tendre. Seulement le remède aux aspects négatifs de la dispersion ou du désordre. Dès lors la posologie doit être respectée.

Une overdose d’uniformisation transformerait le monde de la formation en machine à éduquer. Or, si la fine pointe de ce qui est à transmettre dans une éducation est la capacité critique, quelle aberration. Engoncer et enfoncer les acteurs de l’éducation dans un corset de contraintes serait une contradiction débilitante. Imaginez-vous d’encourager le respect des autres à coups de poing ? Le désintéressement à coups de gros billets ? Et donc l’esprit critique et la capacité de choisir sa vie à coups de conformismes infantiles et de renoncements au choix ?

À chaque individu, pamplemousse ou autre, jeune ou adulte, chef ou sujet, souhaitons une existence pleinement accomplie, parce qu’il n’aura jamais cessé de se construire et de mûrir pour être reconnu conforme à l’espèce, mais aussi parce qu’il n’aura jamais renoncé à affirmer, avec une force sans violence, une singularité qui, dans le champ de l’humain, apporte les fruits les plus savoureux.

Publié dans La Libre Belgique, p. 35, le vendredi 14 novembre 2008.

Published inEnseignementHumourPhilosophie pratique