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Le pouvoir de faire ceinture

Clic ! Vous venez de la boucler. Votre ceinture de sécurité. Et par là, vous vous êtes exprimé. Vous pouvez vous sentir envahi par une sorte de béatitude, ou, à tout le moins, d’autosatisfaction. Car vous êtes inconsciemment conscient de vos responsabilités et des priorités du moment. Ce simple clic vous met au rang des Européens économes : la commission européenne vient de débloquer 1,4 million d’euros pour tenter de généraliser le port de la ceinture et vous laissez pour les autres chaque euro de ce budget. De plus, vous prévenez les désirs de la Belgique, puisqu’elle lance la première campagne « paneuropéenne » de sensibilisation. Savez-vous que votre clic transcende la banalité du geste et prend une signification à plusieurs niveaux ?

Même si vous avez d’abord songé à vous et à votre sécurité personnelle, obéissant à ce qu’on pourrait appeler un « automobile », vous entonnez un hymne à la vie, qui vaut d’être vécue puisqu’elle mérite qu’on s’y accroche. Par là, vous êtes l’initiateur du premier frémissement d’une vague d’optimisme : vous allez être relayé par toutes celles et ceux qui, comme vous, « feront ceinture », par attachement à la vie.

Mais, au-delà de la volonté d’assurer votre avenir immédiat, vous prenez sans aucun doute possible une option sociale : vous manifestez que vous êtes inquiet devant le déficit de la sécurité sociale et vous prenez vous-même, à votre échelle, une mesure pour y remédier.  Cela ne résoudra pas tout et il faudra qu’ailleurs d’autres se serrent la ceinture, mais vous préférez commencer tout de suite et tout près. Une récente étude concluait qu’un taux de port de la ceinture de 90 % ferait chuter le nombre de blessés graves au point d’entraîner une économie annuelle de plusieurs centaines de millions d’euros. Pour atteindre ces 90 %, « il suffit » de huit personnes sur dix, en dehors de vous. Et peut-être qu’à votre insu quelqu’un vous aura vu opérer et prétendra vous imiter…

Et clic ! N’avez-vous pas conscience que, par-delà cette « militance » sociale, ponctuelle mais d’un réalisme efficace, vous adoptez aussi, par ce geste, une posture politique significative ? Vous rendez le pouvoir au citoyen. Non pas le pouvoir utopique d’agir magiquement, en un instant, sur les grands ensembles ni de transformer l’univers en rêve éveillé. Mais le pouvoir d’être le premier décideur et le premier acteur, au jour le jour, de la cité : celle-ci n’est rien d’autre – comme Ménénius Agrippa l’explique à la plèbe romaine au moment où elle vient d’inventer la grève – qu’un corps, qui meurt si l’un de ses membres décide de prendre ses cliques et ses claques et de ne plus agir. Vous, vous avez décidé et agi. Vous restez membre.

Poursuivons encore un peu le trajet. Car il n’y a pas de politique sans raison. À moins que nous ne disions : pas de politique sans valeurs. Telle est donc la force irrépressible du citoyen dans ses actes libres : sélectionner lui-même et promouvoir les valeurs qu’il respecte. Voici que votre clic devient philosophique et rejoint Jean-Paul Sartre : Il n’est pas un seul de nos actes qui, en créant l’homme que nous voulons être, ne crée en même temps une image de l’homme tel que nous estimons qu’il doit être, écrivait-il. Le moindre geste trace un trait de cette image.

Le clic de la ceinture n’est que l’un des multiples déclics que nous autorise chaque minute de chaque heure de chaque année. Une chiquenaude à la réalité pour lui donner une impulsion dans le sens voulu ou espéré. Il est bien sûr souhaitable – et indispensable – d’être attentif aux décisions, aux actions du « monde politique » et de dénoncer ses coups, s’ils frappent en dessous de la ceinture. Mais le levier de notre action personnelle existe. Il est puissant et peut donner du moral : le clic est une claque à toute la clique des défaitistes. Oui, il est possible d’influer sur les choses. Oui, nous pouvons agir. Oui, nos gestes portent.

 Au moment des bilans de fin d’année et des souhaits de nouvel an, dans les analyses comme dans les projets, cette conviction peut amener objectivité et confiance. Même – ou surtout ? – à petite échelle, le choix personnel, quotidien et réfléchi, a son impact et s’intègre dans un mouvement général qu’il infléchit. Installé au volant, s’il est lucide sur cette densité des petits gestes, le citoyen qui clique, sourit.

Publié dans Le Vif/l’Express, p. 72, le vendredi 30 décembre 2005.

Published inEthiquePhilosophie pratiqueSociété