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Je cherche un homme… politique

Un philosophe grec, Diogène le cynique, est passé dans l’imagerie populaire, qui a retenu, parmi d’autres, l’anecdote suivante : il se promenait à Athènes, en plein jour, une lanterne à la main, en disant à tout qui voulait l’entendre : « Je cherche un homme. » La période difficile que traverse aujourd’hui – mais pas seulement aujourd’hui – le monde politique wallon inciterait le simple citoyen à se promener à travers la Wallonie, une lanterne à la main, en lançant à la cantonnade : « Je cherche un homme politique. »

Si Diogène voulait signifier qu’il ne rencontrait nulle part un être présentant les qualités attendues, à son avis, d’un humain accompli, le même constat pourrait se généraliser à propos du personnel politique : où trouver celle ou celui, perle rare, qui présenterait les caractéristiques minimales d’un responsable de la poursuite du bien commun ?

Puisque Diogène nous a entraînés chez les Grecs, restons-y. À l’école d’Aristote, pourquoi pas ? De son point de vue, nous pourrions affirmer sans risquer l’erreur que les termes « homme » et  « homme politique » sont en réalité synonymes. À l’évidence la cité fait partie des choses naturelles et l’homme est par nature un animal politique, n’hésite-t-il pas à postuler. L’homme – tout homme – ne peut accéder à son humanité complète et la réaliser pleinement que s’il prend en charge, dans la cité, non seulement les conditions suffisantes pour vivre ensemble, mais aussi les conditions nécessaires pour vivre heureux. Dans cette optique, tout citoyen est homme politique et en tire les conséquences, même s’il n’appartient pas comme tel au personnel politique plus permanent, indispensable aussi au fonctionnement régulier de la cité.

 S’il en est ainsi, si le souci du bien commun est comme une fibre présente et entretenue en chacun, nous pouvons raisonnablement espérer que le citoyen qui prend ou accepte une fonction politique ne perdra pas ce souci. Nous pouvons même imaginer que c’est justement l’hypertrophie chez lui de ce souci qui lui fait franchir le pas : de citoyen agissant dans la vie courante, chaque fois que possible, dans le sens du bien commun, il décide de passer au statut de « citoyen-homme politique », rassembleur et organisateur de toutes les initiatives prises en faveur du bien commun. Il ne devient pas autre ipso facto. Il n’a pas changé de nature.

Faut-il pour autant emboîter le pas à ceux qui répandent qu’ « on a les hommes politiques qu’on mérite », puisqu’on les élit, ou qu’ « un homme politique a ses défauts comme tout un chacun » ? Pas nécessairement. Dans la vie quotidienne et familiale d’un individu, tous les défauts n’entraînent pas des conséquences de même importance. Dans la vie professionnelle non plus. Dans l’exercice d’une fonction politique pas davantage. Ici, la qualité requise d’une manière absolue et péremptoire – Aristote en demeure d’accord – est le sens du bien commun. En la matière, pour un homme politique, tout défaut est capital. Non seulement parce que tout acte contre le bien commun vicie le principe même de la démocratie, mais parce que cet acte, venant d’un « spécialiste du bien commun », dilue ou détruit, pour le citoyen, les critères du bien commun.

Votre lanterne à la main, vous continuez à chercher. En cherchant bien, et peut-être longtemps, vous trouverez. L’homme politique digne du nom sera ce quelqu’un qui a une personnalité assez formée pour dépasser toutes les catégories auxquelles forcément il appartient, toutes les particularités qui sont forcément les siennes, tous les partis et tous les partis pris. Il gardera, face à toutes les questions de bien public, une opinion personnelle et la même compréhension humaine qu’il manifeste vis-à-vis de ses proches. Il confrontera chaque décision à sa propre échelle des valeurs, en tête de laquelle il maintiendra le bien commun. Il fera de chaque acte une affaire personnelle dont il revendiquera la responsabilité et assumera les conséquences, prévues ou imprévues. Il éclairera la lanterne de ses concitoyens en leur tenant un langage qui ne soit ni de fer ni de bois, où les valeurs auront leur place autant que diverses considérations techniques et pratiques, et plus de place que les calculs à la petite semaine, électoraux ou partisans. Il en deviendra connu, sans l’avoir visé. Il sera respecté de tous, puisqu’il respecte tous.

Sans être cynique, il faut reconnaître que ce prototype n’est pas le modèle le plus courant. Mais comme il est peu voyant, il doit pourtant exister quelque part. Après nous avoir fait lanterner, quelquefois la chance nous le fait rencontrer.

Publié sous le titre « Cherche homme… politique » dans la rubrique « Idées » du Vif/l’Express, p. 28, le 13 janvier 2006.

Publié dansEthiqueHistoirePolitiqueSociété