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Qui parle par ma bouche ?

Quand il est monté en chaire de vérité, ce dimanche de juin, l’évêque ne se doutait de rien. En fait, jusque-là, il n’avait jamais douté de rien. C’était un homme de certitude, d’assurance. Tout était simple à ses yeux. Sa fidélité au magistère de l’Eglise en faisait un exécutant de très bon niveau. Il accueillait avec joie toutes les directives, tous les mots d’ordre, toutes les recommandations de sa hiérarchie, parce qu’il était un homme d’ordre : pour lui, mieux valait une directive, quel qu’en soit le contenu, que pas de directive du tout. Et quel plaisir il avait à transmettre aux fidèles cette vérité proclamée ! Enfin, ils allaient savoir comment penser et se comporter !

Et l’évêque disposait aussi d’un certain talent d’orateur ; pas vraiment les envolées d’un Bossuet ou d’un Bourdaloue, mais quand même, il savait y faire, en honnête artisan. Il composait ses homélies avec le même soin qu’il mettait à toute chose. Car il avait en horreur l’improvisation. Improviser, c’est laisser croire qu’il existe des vérités non écrites, des vérités du moment. Alors que la vérité est indépendante des circonstances et que la meilleure formule pour la dire est unique. Aussi rédigeait-il ses textes, à la virgule près. Il comptait sur son expérience oratoire pour donner vie aux mots. C’était un véritable charme de l’entendre : il lisait les phrases comme s’il les inventait.

Or, ce jour-là, le splendide équilibre allait être mis en péril. Rien ne le laissait supposer lorsqu’il prononça un Mes bien chers frères plein de douce fermeté. Son propos portait sur l’attitude du simple chrétien de la rue face à la Bible. Et voici ce qu’il s’entendit dire :

Le texte, mes frères, n’est qu’un interlocuteur. L’autre interlocuteur, c’est vous. Dans votre dialogue avec le texte se construit la vérité qui vous est ainsi révélée.

L’évêque pâlit. Impossible qu’il ait pensé et écrit cela. Pour lui, l’intervention du fidèle se limite à lire, comprendre, appliquer. Quelle horreur avait-il proféré là ? Et le pire, c’est que son refus total de l’improvisation lui interdisait de rectifier. Il termina donc son homélie, perturbé au point de buter, ici et là, sur un mot. Et il se dépêcha de boucler la célébration, tant il se sentait mal à l’aise.

Seul dans son bureau, quelques minutes plus tard, il en restait anéanti. Comment ce passage parasite, qui modifiait tout le sens général, avait-il pu s’introduire ? Un lapsus d’écriture ? Un moment de fatigue ? Il était sûr d’avoir lu et relu son texte la veille et que ces mots n’y figuraient pas. Rien ne vint éclairer sa perplexité, qui allait s’accroître. Car, dans un conseil presbytéral, en présence des doyens du diocèse, il se surprit à dire que l’évêque devrait être choisi par son diocèse, plutôt que désigné par Rome. Ajoutez-y que, moins d’une quinzaine plus tard, il déclarait, contre toute attente – particulièrement contre la sienne – son admiration pour tous ceux que leur liberté de penser a fait mettre au rancart de l’Eglise.

Cette fois, c’en était trop. L’évêque était convaincu que quelqu’un trafiquait ses textes. Et il saurait qui.

Dans la salle du chapitre de l’Abbaye, le père Anthelme, abbé, avait convoqué toute la communauté : il expliqua les avanies qui avaient frappé leur hôte épiscopal et demanda que le coupable se dénonce. Plusieurs jours passèrent sans que personne se manifeste. Et les choses se compliquèrent : le père Anthelme reçut un coup de fil de l’évêque. Le malandrin (sic) avait-il été amené à résipiscence (resic) ? Car lui, monseigneur, avait une homélie importante à préparer pour le dimanche suivant. Et il était trop homme d’habitudes pour imaginer de mettre sur papier sa bonne parole ailleurs qu’à l’Abbaye.

L’abbé reconnut que son enquête n’avait pas encore abouti, mais promit un service de sécurité imparable : lui-même, dont la cellule occupait une position clef, veillerait à ce que personne n’accède à la cellule épiscopale. Il veilla. Et personne ne passa et rien ne se passa.

Dans son homélie sur l’avenir de l’Eglise, monseigneur montra l’optimisme qui convenait. Il en était au chapitre du Pape lorsqu’il vit tous les yeux s’écarquiller d’étonnement. Ecoutez vous-même :

Malgré mon respect indéfectible pour le Pape, je regrette, comme beaucoup de catholiques de la base, que la limite d’âge de septante-cinq ans ait été imposée aux évêques et que le Pape ne s’applique pas la mesure à lui-même. C’est dommage pour la jeunesse de l’Eglise…

Là, pour la première fois depuis que, jeune prêtre ému, il avait pris la parole à sa messe d’ordination, il interrompit une homélie. Il bafouilla qu’il y avait eu confusion dans ses papiers et qu’il n’avait pas voulu… et il descendit en hâte de la chaire.

  • Je vous l’assure, monseigneur, répétait le père Anthelme, aucun moine n’a eu la moindre possibilité d’accéder à votre bureau.
  • Je vous crois. Je connais votre droiture, père Abbé. Entre nous, j’en suis à me demander si le diable n’est pas là-dessous. Le curé d’Ars a expérimenté le pouvoir du Malin. Pourquoi un évêque serait-il à l’abri ?

Le père Abbé dut se contenir pour ne pas sourire. Il se contenta de suggérer :

Avant de songer à un exorcisme, monseigneur, je vous propose, si j’ose dire, de tenter le diable. Pourquoi ne pas prendre le coupable au piège ? Par un petit oeil-de-boeuf, votre bureau communique avec une ancienne chapelle, d’où il serait possible de guetter. Répandons le bruit que vous préparerez samedi prochain une homélie essentielle sur un sujet que se prêterait à modernisme. Le mariage des prêtres, par exemple ? Je serai toute la nuit dans la chapelle et rien ne m’échappera.

Cette nuit-là allait être longue. Le père Anthelme ne savait trop qu’espérer ni que redouter. Quel coupable valait-il mieux surprendre ? Un moine, qui aurait déjoué, Dieu sait comment, la surveillance exercée ? Un intrus, à l’habileté démoniaque ? Ou alors, plusieurs complices, une sorte de conjuration ? Ou peut-être personne ? Et si personne ne venait et que le texte fût quand même changé ? Lui faudrait-il revoir son point de vue concernant le diable et ses pouvoirs.

Pour le moment, l’évêque rédigeait toujours. Il était neuf heures du soir. Dans l’obscurité naissante, l’écran de l’ordinateur constituait la seule source de lumière. Et le visage de l’opérateur se dessinait comme un personnage de La Ronde de Nuit, les traits attentifs, un peu tendus. Distrait quelques secondes par un frôlement dans le grenier de la chapelle, le guetteur perçut soudain, très atténué, le bruit de l’imprimante. Il vit l’évêque longuement penché sur sa production. L’auteur lisait et relisait. Pour être sûr… Enfin, avant de quitter la pièce, il jeta un coup d’oeil subreptice vers la petite ouverture. La porte se referma.

Se rouvrirait-elle ? La pénombre était quasi complète. Une raie de lumière sous la porte rappelait les veilleuses du couloir. Par la fenêtre, la lune jetait une pâle lueur, suffisante pour distinguer les formes, lorsque les yeux s’habituent. Et le temps passait.

Parce que, tout père Abbé qu’il était, la littérature policière ne le laissait pas indifférent, le père Anthelme avait tout d’abord imaginé que le « crime » impie allait se commettre à minuit. Ou juste après minuit. C’était raté. Une heure et demie du matin. Il redoubla d’attention. Si c’était le diable qui agissait, peut-être y aurait-il quelque signe peu visible, subtil, plus difficile à détecter… Attention…

Il entendit avant de voir. Des pas, nets et sans dissimulation, dans le couloir. Jusqu’à la porte, celle-ci s’ouvrit toute grande, sans précaution. Anthelme se pencha. L’intrus demeurait hors champ, devant la porte ouverte. Seuls deux mains et deux avant-bras tendus étaient visibles.

Après un temps d’arrêt, qui parut long, l’individu entra et se dirigea tout droit vers l’ordinateur. Son pyjama clair le découpait très bien sur fond de nuit : il marchait d’un pas d’automate, les bras levés devant lui à hauteur d’épaule.

Et s’il restait au père Anthelme le moindre doute, l’écran en s’allumant redessina le même visage que tout à l’heure. L’évêque, avec une dextérité qu’on eût pu croire surnaturelle, appela un texte à l’écran, y travailla quelques secondes, l’imprima, déposa les feuilles sur la petite table, après avoir empoché la liasse qui s’y trouvait auparavant, et il éteignit l’ordinateur. Toute cette manoeuvre fut si brève que le guetteur en resta pantois. Déjà, la pièce était vide.

Le père Anthelme rassembla les rudiments de psychologie qui émaillaient sa formation. Le somnambulisme, se souvint-il, offre à certaines personnalités l’occasion de faire revivre leur être profond, s’il est assassiné à l’état de veille. Quant à lui, il préféra fuir l’état de veille : il s’octroya quelques petites heures de sommeil avant un lendemain où il ne pourrait échapper à la révélation.

Publié, avec, en en-tête « Spiritualités Nouvelle » dans La Libre Belgique, p. 15, le mardi 17 mai 2005.

Publié dansHumourSpiritualité