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Un tuyau pour l’enseignement : reproduction débouche sur création

Dans le monde de l’enseignement, nous avons enfin quitté la préhistoire pédagogique pour entrer – qui l’ignorerait encore ? – dans l’ère des compétences. Le raisonnement qui justifie de vénérer la compétence est simple : à quoi bon se bourrer le crâne de « savoirs morts » si ce n’est pas pour devenir « plus efficace dans la vie courante » ? La conséquence poussée à l’extrême serait l’impossibilité d’apprendre quelque chose à un élève ou de l’évaluer en dehors d’une situation dont la nouveauté le pousse à mobiliser tous ses « savoirs utiles ».

Une comparaison sera peut-être éclairante. Comment évaluez-vous la compétence de votre plombier ? En situation. Vous constatez qu’il a pu, ou non, régler votre problème de fuite et qu’il vous a sauvé des eaux. Vous ne l’interrogez pas sur l’histoire de la plomberie ni sur la composition chimique d’un manchon en PVC. « Il suffit » de faire pareil dans l’enseignement : ne jamais évaluer la « bête mémoire », mais plutôt le « savoir-faire créatif ». 

Reconnaissez néanmoins que votre plombier a dû recourir à la « bête mémoire » pour répéter une procédure de réparation qu’il a vu effectuer pendant son apprentissage. Vous ne lui demandez pas d’innover, dans une sorte de fuite en avant, mais de reproduire les gestes et les actes dans l’ordre qu’il a mémorisé parce qu’il en a constaté l’efficacité chez son patron ou maître de stage. Ceci dit pour que l’on distingue avec soin les efforts de mémoire utiles de ceux qui seraient purement gratuits.

Or, dans les classes, l’insistance sur le savoir-faire, sur l’apprentissage et l’évalution « en situation » a indirectement, et sans doute involontairement, jeté le discrédit sur la mémoire, tous objets confondus. Bien sûr, la mémorisation n’est qu’une première marche à escalader pour aller plus loin : les bulletins ont toujours été émaillés de remarques stigmatisant l’étude qui se limite au « par cœur » et l’attitude qui consiste à « répéter comme un perroquet ». Mais croire qu’on pourrait se passer de la première marche ou simplement qu’elle est moins importante que les marches suivantes n’aide pas. Ce qui aide plutôt, c’est la conviction que, si je parviens à refaire très bien la même chose, je vais pouvoir y apporter une touche personnelle, un petit quelque chose en plus.

Plus ce passage de la mémoire à l’action sera exercé, plus l’individu sera « globalement compétent ». Ceci explique pourquoi les langues anciennes, en débat aujourd’hui, ont été de tout temps ressenties comme formatrices : chaque phrase à comprendre et à traduire en appelle à la mémoire des acquis et à l’action de les dépasser pour que soient assurées une lecture nuancée et une reproduction qui ne peut faire l’économie de la créativité. Chaque instant de traduction innove tout en faisant mémoire.

Prodige de toute éducation et de tout progrès, la mémoire ! Le tout jeune enfant mémorise et reproduit. Il se contente de cela. Mais très vite sa personnalité se dessine, parce qu’il oriente et organise ses « reproductions ». Et qui de nous lui reprocherait de retenir au passage un détail que nous jugerions inutile, sans lien avec sa « compétence en situation » ? Dès lors, puisque tout enseignement, fût-il destiné à des adultes, continue l’éducation et le progrès personnels, pourquoi se priverait-on là des règles du simple bon sens et de la force active de la reproduction ? Le paradoxe est celui-là : pour susciter des êtres libres, personnels et créatifs, il faut les laisser reproduire intelligemment. L’artiste qui regarde sa création et l’analyse reconnaîtra sans doute qu’elle est constituée de 90% de reproduction et de 10% d’invention. La maîtrise de l’une a permis l’éclosion de l’autre.

Si notre système d’enseignement appartient à l’univers du bon sens, il peut lui-même continuer à s’éduquer avec la conviction qu’une dose bien mesurée de reproduction intelligente fonde l’innovation intelligente.

Publié sous le titre « La mémoire intelligente » dans la rubrique « Débat » du Vif/l’Express, p. 32, le vendredi 22 avril 2005.

Publié dansEnseignementPhilosophie pratiqueSociété