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L’école… et Charles Péguy

Voici, si l’on peut dire, l’avis de Charles Péguy sur les difficultés de l’enseignement en Communauté française. On sait, en histoire et en politique, qu’il n’y a jamais rien de pareil et, en même temps, jamais rien de totalement nouveau. Ce texte en est la confirmation éclatante. Il nous a été envoyé par François-Xavier Druet, enseignant au Collège Notre-Dame de la Paix et aux Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix à Namur.

Je crois profondément que, si l’on approfondissait dans la recherche des causes, le nœud de la difficulté est là : la crise de l’enseignement n’est pas une crise de l’enseignement ; il n’y a pas de crise de l’enseignement ; il n’y a jamais eu de crise de l’enseignement ; les crises de l’ensei­gnement ne sont pas des crises de l’enseignement ; elles sont des crises de vie ; elles dénoncent, elles représentent des crises de vie et sont des crises de vie elles-mêmes ; elles sont des crises de vie partielles, éminentes, qui annoncent et accusent des crises de la vie générale ; ou si l’on veut les crises de vie générales, les crises de vie sociales s’aggravent, se ramassent, culminent en crises de l’enseignement, qui semblent particulières ou partielles, mais qui en réalité sont to­tales, parce qu’elles représentent le tout de la vie sociale ; c’est en effet à l’enseignement que les épreuves éternelles attendent, pour ainsi dire, les changeantes humanités ; le reste d’une société peut passer, truqué, maquillé ; l’enseignement ne passe point ; quand une société ne peut pas enseigner, ce n’est point qu’elle manque accidentellement d’un appareil ou d’une industrie ; quand une société ne peut pas enseigner, c’est que cette société ne peut pas s’enseigner ; c’est qu’elle a honte, c’est qu’elle a peur de s’enseigner elle-même ; pour toute humanité, enseigner, au fond, c’est s’enseigner ; une société qui n’enseigne pas est une société qui ne s’aime pas ; qui ne s’estime pas ; et tel est pré­cisément le cas de la société moderne.

Les parasites politiques parlementaires de tout le travail humain, les politiciens de la politi­que et de l’enseignement ont beau célébrer la science et le monde moderne et la société con­temporaine en des ripailles cérémonielles ; ni la chaleur communicative des banquets, ni les dé­corations et les discours programmes et les toasts et les manifestations et les distributions d’eau bénite laïque ne font une humanité, un enseignement, une culture ; comment enseigner, quand tout le monde ment ; je sais que l’on ment beaucoup dans l’enseignement ; mais tout de même l’enseignement répugne plus au mensonge que les autres opérations sociales ; l’enfance et la jeunesse ont, dans les sociétés les plus endommagées, une certaine force d’innocence propre qui résiste aux empiètements de la fraude ; c’est pour cela que la pédagogie réussit moins que les autres formes de la démagogie ; et c’est pour cela que les maladies sociales apparaissent d’abord en symptômes pédagogiques.

Les exagérations mêmes des nouveaux prédicateurs trahissent une sourde inquiétude ; un véritable savant, qui travaille dans son laboratoire, n’écrit point Science avec une grande S ; un véritable artiste, qui travaille dans son atelier, n’écrit point Art avec un grand A ; et un véritable philosophe, qui travaille dans sa tête, n’écrit point Philosophie ; la plupart du temps même ils ne prononcent point et n’écrivent point ces mots : science, art, philosophie ; on peut affirmer qu’ils n’usent de ces mots que le moins qu’ils peuvent et pour ainsi dire à leur corps défendant ; celui qui dit Science, Art, Philosophie et Société moderne aux lueurs des illuminations civiques est un qui ne sait pas ce que c’est qu’un laboratoire, un atelier, une pensée personnelle, une huma­nité ; et quand un démagogue scientiste met une grande S à Science, ne nous y laissons pas tromper ; c’est que cette grande S, dans les remords de son arrière-conscience, fait un rempla­cement ; elle remplace tout ce qui, dans l’esprit du démagogue, ou du pédagogue, c’est tout un, manque à la science pour exercer la fonction sociale de mystique laïque à elle attribuée par les politiciens ; comme si ce n’était pas ce manque même, cette prétendue insuffisance qui garantit la science au regard du véritable savant, comme si cette impuissance impolitique de la science n’était pas, aux yeux du véritable savant, sa marque même, la cause de sa grandeur éminente, la condition de sa dignité.

Quand un démagogue met une grand S à Science et quand il essaie de constituer un culte ri­tuel de la Science calqué sur les anciens cultes religieux, c’est premièrement qu’il n’entend rien à la véritable science, à sa véritable grandeur, et deuxièmement que n’entendant rien à cette véri­table grandeur ils y mettent bêtement une rallonge ; rallonge de grandeur égale à celle qui, dans l’esprit d’un démagogue, peut séparer une S grande capitale d’une s bas de casse.

Ils trouvent que la science n’est pas bien comme elle est, pour ce qu’ils veulent en faire, et comme ils sont incapables de la grandir dans la réalité, ils font profession de l’agrandir dans la typographie.

Je prends argument de ce sentiment qu’ils ont de cette insuffisance ; et dans le temps même que l’on veut nous faire de la Société moderne un Dieu nouveau, comment ne pas reconnaître en cette idole nouvelle des tares pires que les tares des dieux anciens ; comment enseigner l’en­fance et la jeunesse quand tout le monde ment, quand toutes les grandes personnes mentent, quand tous les états-majors, de tous les partis, mentent, quand tout le monde politique parle­mentaire ment, quand les maîtres, qui enseigneraient à ne point mentir, mentent, quand l’apla­tissement des consciences aplatit les consciences universitaires mêmes, quand le favoritisme, quand le népotisme, quand l’arrivisme envahit le personnel universitaire même, quand les fils, les neveux, les gendres et les arrière-cousins des grands maîtres franchissent les degrés de la hiérarchie à une vitesse uniformément accélérée, quand enfin tous les jeunes professeurs éprouvent simultanément le même coup de foudre automatique pour toutes les filles de tous les inspecteurs généraux.

Comment enseigner l’enfance et la jeunesse quand tout ce qui n’est plus enfant et ce qui n’est plus jeune ment ; quelques années plus tôt, dans le temps de mon apprentissage et des expé­riences inévitables, j’eusse écrit, comme tout le monde, que le monde moderne se cherche ; aujourd’hui, dans le désarroi des consciences, nous sommes malheureusement en mesure d’écrire que le monde moderne s’est trouvé, et qu’il s’est trouvé mauvais ; les conséquences des mensonges politiques parlementaires ne retombent pas toujours sur les auteurs qui sont comp­tables et responsables de ces mensonges ; elles retombent toujours sur la même humanité ; comment enseigner quand toute la société est pourrie de mensonge ; en France même le grand mouvement démocratique, si plein de promesses, formulées, trahi par son état-major politique parlementaire, vendu, retourné en usurpations démagogiques ; l’immense mouvement socia­liste, si plein de promesses, presque réalisées, trahi par son état-major politique parlementaire, vendu au capitalisme, retourné en usurpations capitalistes ; et le violent mouvement dreyfu­siste, que nous n’avons pas à renier, au moment même qu’il ouvrait une ère de révolution pour la justice, envahi de la corruption politique, trahi par son état-major politique parlementaire, vendu, retourné au point de donner de l’antidreyfusisme une réplique exacte, une contrefaçon parfaite ; au lieu de se glorifier dans la vanité des cérémonies, dans la grandeur des majuscules, que le monde moderne commence par faire son examen de conscience ; que la science, que l’art, que la philosophie se débarrasse des politiciens, que le socialisme, que le monde ouvrier se débarrasse des politiciens, que l’enseignement se débarrasse des politiciens, que le premier dreyfusisme revienne à sa pureté première, se débarrasse des politiciens ; peut-être alors des hommes qui ne mentiront pas auront-ils quelque droit de parler à la jeunesse ; et n’y ayant plus cette crise de vie, peut-être alors n’y aura-t-il plus de crise de l’enseignement.

Charles PÉGUY (Cahiers, VI, II, 11.10.1904)

Texte paru dans La Libre Belgique le mercredi 12 juin 1996. Mon intervention se limite au repérage et à l’envoi du texte de Péguy. Est colorée la partie qui a fait l’objet de la publication.

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