À côté du temps de guerre et de la « morale » des affaires, y aurait-il aujourd’hui une « morale de crise » ? Elles m’étonnent, ces circonstances particulières qui mettent entre parenthèses les valeurs qu’une société s’est évertuée à promouvoir et à inscrire dans des lois démocratiques. Soudain, parce que les conditions d’environnement changent, l’acte reconnu comme immoral en autres temps devient moral, acceptable, voire recommandable et digne d’éloges.
Admettons l’existence de cas extrêmes. Mais, en dehors de ceux-là, minoritaires, combien d’interprétations extensives et abusives de notion comme la légitime défense, l’urgence ou la raison d’État ? C’est comme si les circonstances décidaient en lieu et place de l’individu. Un leitmotiv de nos contemporains est devenu qu' »on n’a pas le choix », sur le ton de l’autojustification : « J’ai le droit, et même le devoir, d’agir comme j’agis, puisque les circonstances sont ce qu’elles sont et me l’imposent. » Quelle débâcle humaine que cette abdication ? Car l’être y est atteint dans ce qui constitue la fine pointe de sa liberté personnelle : son autonomie morale. Et, qui plus est, il ne s’en formalise pas, mais s’en accommode ; c’est tout juste s’il ne s’en réjouit pas.
Les exemples de tous horizons se bousculent au portillon. Tel citoyen, soucieux d’ordre public, met en péril la sécurité de ses voisins en entretenant un monstre canin. Son argument ? Il y est contraint par l’insécurité ambiante. Tel autre citoyen, qui plaide ici et là pour le respect des valeurs traditionnelles, pratique la fraude fiscale, à son avis en toute « moralité ». Son argument ? Il y est contraint par le pillage et le gaspillage de l’État. Tel autre fait circuler des capitaux pour échapper à toute taxation, en tirant sur toutes les ficelles de l’ingéniérie fiscale. Il y est contraint par la loi des affaires.
Mais encore : tel chef d’entreprise licencie. Il y est contraint par les conséquences des directives européennes. Tel politicien sacrifie des emplois dans le secteur public. Il y est contraint par les priorités économiques et le traité de Maastricht. Telle politicienne prend des mesures linéaires iniques pour intimider son secteur. Elle y est contrainte par l’urgence. Tel professeur, soucieux de l’intérêt et de la formation de ses élèves, participe néanmoins à la désorganisation temporaire de l’enseignement. Il y est contraint par les exigences de la solidarité.
Ou, tout récemment, tel ancien ministre se déclare innocent, tout en ayant adopté des pratiques illicites. Son argument ? Il était contraint par le système de financement en vigueur à l’époque. Et tel parlementaire juge que tel autre parlementaire privé de ses droits civils et politiques doit continuer à exercer son mandat de député. Il y est contraint par le principe que « les loups ne se dévorent pas entre eux ».
Restons-en là. Vous avez certainement vous-même en tête mille autres situations qui illustrent ce schéma. Dès lors, reste-il un espoir de briser cette spirale débilitante du renoncement à la décision morale personnelle ?
Une cure de langage s’indique tout à fait. D’abord, tout responsable, quel que soit son champ de responsabilité, devrait s’interdire de prétendre qu’il n’a pas le choix. Parce que c’est faux. On a toujours le choix. Celui qui prétend le contraire veut dire : « Je refuse d’entendre mes priorités morales personnelles et je me laisse dicter une conduite, de l’extérieur, par un réalisme purement pragmatique. » Ce qui nous renvoie à une autre question. Désignons-nous des responsables pour leurs qualités humaines personnelles ou pour leur capacité à anesthésier ces qualités, si elles existent, au moment où ils prennent une décision ?
Ensuite, si les responsables ne sont pas volontaires pour cette cure, c’est à chaque citoyen qui le veut de refuser d’entrer dans ce « jeu ». Nous avons le droit de demander à chaque responsable ce qu’il pense, lui, des situations, quels sont ses critères à lui et comment il compte les intégrer dans ses décisions. Nous, nous avons le choix des responsables politiques : qui nous empêchera de repérer, sur les listes électorales, les « démissionnaires humains » ? Mais si nous ne trouvions aucun éligible épargné par le virus ? Alors nous n’aurions plus qu’une issue : mettre en place un autre régime politique et l’appeler – sans rire – « démocratie ».
Publié dans Le Soir, le lundi 6 mai 1996.