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La bévue pédagogique du millénaire

À la suite d’autres pays européens de culture gréco-latine, la Communauté française de Belgique va-t-elle commettre, dans l’enseignement fondamental et général, une erreur qui ferait tache et qui ferait date ? Je voudrais attirer l’attention de tout un chacun sur ce risque : l’élimination du latin et du grec de la formation de base des jeunes. Nous agirions ainsi, alors que la France, par exemple, nous a devancés dans cette dérive et tente de faire aujourd’hui marche arrière, avec l’énergie du désespoir. Tant il est vrai que le fil rompu d’une tradition ne se renoue pas comme par miracle. Et nous ? Allons-nous rompre le fil ?

Il s’agirait à l’évidence – si l’on se donne un peu de recul et qu’on se reconnaisse le droit de pen­ser – d’une faute historique majeure. Depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, le grec et le latin ont été ressentis comme un héritage constitutif de l’identité et de la culture des peuples, au point que leur présence dans l’enseignement non seulement n’a pas été contestée, mais a été reconnue comme cen­trale et fondatrice. Qu’auront donc en commun les Européens de demain, en dehors d’une monnaie (!), si nous « formons » des générations incapables de relire et de recueillir ses deux mille ans d’his­toire ou même si nous réservons cette lecture à des spécialistes universitaires ? En matière de cul­ture aussi, nous encourrions, de la part de nos fils et petits-fils, le reproche justifié d’avoir creusé une « dette publique » irréversible.

Si le souci de la continuité culturelle européenne ne vous touche pas, peut-être partagerez-vous mon inquiétude pour des raisons pédagogiques. Êtes-vous, comme apparemment notre Ministre-Présidente, convaincus que la formation doit se « recentrer » sur l’essentiel, surtout au premier degré de l’enseignement secondaire ? L’essentiel, c’est-à-dire la langue maternelle et seulement ensuite – car, même là, la langue maternelle est requise – les mathématiques et les langues. On lit ici et là, dans les commentaires des quarante propositions que le « recentrage sur l’essentiel » va entraîner aux oubliettes le latin et le grec. Si ce n’était le signe d’une incurie pédagogique caractérisée, ce serait risible : pour renforcer la connaissance de la langue maternelle, on ferait un sort aux branches dont la vocation a toujours été d’entraîner à une meilleure maîtrise de la langue maternelle.

C’est une des incohérences, parmi combien d’autres, de la « politique éducative », où tous, politi­ciens compris, s’accordent à reconnaître que les pouvoirs publics ont, depuis des années, érigé en méthode le « n’importe quoi ».

Proclamons-le dès lors bien haut, vous et moi, pour que les décideurs l’entendent : le latin et le grec sont et restent des branches de formation générale, greffées sur l’apprentissage du français. Et c’est à l’âge d’onze ou douze ans, lorsque se mettent en place les mécanismes fins de la pratique du langage, que le latin doit intervenir, et pas deux ans plus tard, quand ce point critique pour l’acquisi­tion du langage est dépassé. Savez-vous que, depuis trois ans, le latin a adapté – une fois encore – ses méthodes, pour contribuer de plus près et sans réserves à la réforme du premier degré de l’ensei­gnement secondaire et pour soutenir son retour vers l’essentiel ? Le latin aide, de façon plus indivi­dualisée, chaque élève à renforcer les compétences de base qu’il possède et à acquérir celles qui lui font encore défaut. Le latin est aussi devenu, pour des élèves dits « en difficulté » un remède efficace, qui les ramène à l’essentiel : la maîtrise plus complète et cohérente du français. Le savez-vous ? Nos décideurs voudront-ils bien le savoir ?

Si, comme eux, nous croyons à l’importance d’une formation générale, mais si, bien plus qu’eux, nous pensons que le latin et le grec peuvent y collaborer, rien ne nous empêche de le leur faire sa­voir, comme je le fais ici. Mais des lettres personnelles, adressées « à qui de droit » ont aussi leur impact. Le cours des choses en sera-t-il changé ? Je l’espère. Sinon, quoi qu’il en soit, nous aurons au moins la satisfaction intime de n’avoir pas commis, autant qu’il dépend de nous, la bévue péda­gogique du millénaire…

Publié, sous le titre « La fin du latin et du grec : la bévue pédagogique du millénaire », dans le « Courrier des lecteurs » de La Libre Belgique, le 30 mars 1996.

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