« Des retraites, les gens s’en cherchent à la campagne et en bord de mer et en montagne. Mais toi aussi, tu as l’habitude de tels désirs passionnés. Or tout cela est un comble d’insignifiance, alors qu’il t’est permis, à l’heure que tu veux, de faire retraite en toi-même. C’est que nulle part l’homme ne trouve de refuge plus tranquille ni plus désencombré que dans son âme à lui, surtout celui qui détient en son for intérieur ces atouts sur lesquels se fonder pour accéder aussitôt à une virtuosité absolue. Et par « virtuosité », je n’entends rien d’autre qu’une façon d’agir bien ordonnée1. »
Ces propos datant du IIe siècle de notre ère pourraient avoir été écrits pour un début de confinement : se mettre en tête que chacun possède des qualités suffisantes pour adopter une conduite « bien ordonnée », c’est-à-dire ajustée aux circonstances. De fait, le sevrage d’activités multiples nous a invités à (re)découvrir nos lignes de force intérieures. Marc-Aurèle n’a pas tort. Est-il crédible ?
Dans l’Antiquité, après des Démosthène, Cicéron et César, Marc-Aurèle combine aussi l’exercice d’un pouvoir politique avec une réflexion personnelle, consignée dans des écrits inspirants. Ses Pensées pour moi-même ne sont pas restées pour lui-même ; elles ont instruit l’Occident des principes stoïciens clefs dont le monarque a imprégné sa propre action. Le contraire d’un philosophe en chambre ! Un penseur en actes, qualifié par Taine d’« âme la plus noble qui ait vécu ».
Aurait-il par hasard quelque chose à nous dire de cette « vie nouvelle » suggérée par confinement ? Une vie où l’humain reprenne le dessus. Beaucoup la souhaitent. Beaucoup redoutent qu’elle ne passe à la trappe si la « vie d’avant » revient au galop comme si elle était naturelle. Eh bien oui, Marc-Aurèle a à dire. À tous ceux – sans doute majoritaires – qui ne sortent pas indemnes de l’épreuve et sont angoissés pour les jours à venir, il rappelle que l’homme peut être plus fort que ce qui lui arrive. N’est-il pas convaincu que « rien n’arrive à aucun homme qui ne soit pas configuré pour le supporter »2 ?
« Ressembler au promontoire contre lequel, inlassablement, les vagues se brisent. Lui se tient debout et, autour de lui, les bouillonnements de l’eau s’assoupissent. « Malheureux que je suis parce que cela m’est arrivé ! » Pas du tout. « Bienheureux que je suis puisque, cela arrivé, je continue à vivre sans amertume, sans être traumatisé par le présent ni effrayé par ce qui va venir3. » »
Ont été appelés à ressembler au promontoire tous ceux qui se sont retrouvés en première ligne dans la tourmente. Aux applaudissements, tellement justifiés, qu’on leur a adressés, l’empereur romain préfère une autre satisfaction : celle d’un humain qui va jusqu’au bout de la tâche dont il a fait sa raison d’être. Comme le vigneron donne tout pour sa vigne, le palefrenier pour ses chevaux, le maître d’école pour ses élèves4. Seront appelés à être promontoires ceux qui se retrouvent face au flot des difficultés créées pour eux par l’interruption prolongée de leurs activités professionnelles.
Comment faire front ? « Quand tu es forcé par les circonstances à être comme chamboulé, vite reviens vers toi-même et ne perds pas le rythme plus qu’il ne faut. Car tu maîtriseras d’autant plus l’harmonie que tu y reviendras sans discontinuer5. » Chacun détient en soi une source d’énergie inattendue et souvent sous-exploitée. Cette conviction stoïcienne a pu être vérifiée par celles et ceux que la retraite obligée a remis face à eux-mêmes. Le tête-à-tête occasionnel avec soi et la cohérence positive qui s’y construit resteront-ils des composantes primordiales de la « vie d’après » ?
L’individu est essentiel. Mais, pour les Stoïciens, l’individu s’insère dans un tout. Et même dans plusieurs. Le Tout de l’univers et le Tout de la communauté des hommes. La Nature veut l’homme solidaire. Cette solidarité, le plupart d’entre nous l’ont ressentie comme impérieuse : les gestes barrières en sont devenus à la fois les symboles et les témoignages. Nous ne sommes pas encore assez engagés dans l’après-Covid pour les rayer des habitudes. À l’usage de qui les jugerait déjà périmés, voici une image parlante.
« Un rameau coupé du rameau voisin ne peut pas n’être pas coupé aussi de la plante tout entière. De même l’humain détaché d’un seul humain est détaché de la communauté tout entière. Le rameau, c’est un autre qui le coupe. L’homme, c’est lui-même qui se sépare du voisin par haine et par dégoût. Mais il ignore qu’en même temps il se retranche de l’État tout entier6. » Le mépris délibéré d’une précaution sanitaire coupe le rameau. L’auteur n’est pas pestiféré pour autant. Il n’estime sans doute pas qu’il renonce par là au statut de citoyen. Le rameau peut être à nouveau greffé sur la plante. Mais « le rameau qui, dès le début, a participé à la croissance et continué à respirer le même air n’est pas semblable à celui qui, après la coupure, a été de nouveau greffé. »
À l’adresse de ceux qui pourfendraient avec trop de rage ce choix irresponsable, quelques mots lénifiants : « Le propre de l’homme est d’aimer même ceux qui trébuchent7. » Ou ailleurs : « Veille à ne jamais avoir à l’égard des asociaux les sentiments qu’ont les asociaux à l’égard des humains8. » Et même : « Le meilleur moyen de t’en défendre est de ne pas leur ressembler9. »
L’« humain » n’a pas de définition toute faite ni susceptible d’être décrétée. L’humain habite en chaque humain. Quand les parages sont désencombrés, il émerge et s’exprime et s’invente nouveau. Nous ménagerons-nous une vie assez dépouillée du superflu pour répondre à l’invitation de Marc-Aurèle ? « Creuse à l’intérieur de toi-même. À l’intérieur, il y a la source du bien, et toujours capable de jaillir, si tu creuses toujours10. »
1 Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, IV, 3. Les traductions sont personnelles.
2 Ibid., V, 28.
3 Ibid., IV, 49.
4 Ibid., VI, 16.
5 Ibid., VI, 11.
6 Ibid., XI, 8.
7 Ibid., VII, 22.
8 Ibid., VII, 65.
9 Ibid., VI, 6.
10 Ibid., VII, 59.
Publié dans La Libre Belgique, pp. 32-33, le lundi 6 juillet 2020.