C’est avec le souvenir d’un temps lointain où les entreprises étaient faites pour les gens et non les gens pour les entreprises que je réponds ici, à titre personnel, aux injonctions que vous adressez aux enseignants.
Vous, « acteurs économiques », êtes bien plus les otages d’un système économique débridé que ses initiateurs ou ses inspirateurs. Vous aussi, vous êtes, à divers titres, des victimes. Victimes des puissantes lois économiques, qui relèguent aux oubliettes les dimensions politique et humaine des questions de société. Victimes des groupes internationaux, dont le profit constitue la seule loi et qui, non contents d’utiliser à leur convenance les femmes et les hommes dans les entreprises, « jouent » avec eux comme avec de simples pions. Victimes enfin de vos responsables de corporation, qui n’ont à la bouche que des mots comme « rentabilité » et de « compétitivité ». Tous ces facteurs qui vous dominent obéissent à une cohérence redoutable : le fil conducteur n’est plus le service des hommes, mais la circulation la plus efficace de l’argent, au profit de ceux qui en possèdent le plus.
Les collusions entre pouvoir économique et pouvoir politique, dont l’actualité nous révèle un peu plus chaque jour la fréquence et l’ampleur, ont contribué à faire du secteur dit « non marchand » le bouc émissaire rêvé. Que sont donc ces gens qui prétendent d’abord parler d’humanité avant de parler de rentabilité et de compétitivité ? Car le secteur « non marchand » – appellation révélatrice de l’échelle des valeurs existante – est déconsidéré par le secteur marchand, que nous pourrions appeler « non humain », d’après une autre hiérarchie des valeurs.
Vous déplorez que la Région wallonne se prive de moyens de relance économique. Nous déplorons que l’économie ait court-circuité, non seulement dans notre région, mais dans toutes les sociétés industrialisées, la réflexion sur l’homme, sur sa dignité et sur les conditions de celle-ci : cette recherche de sens humain, qui fut l’essence même du débat politique et sa justification, est évacuée au nom des « règles de fonctionnement du marché », au nom du « réalisme ».
Alors, voyez-vous, devenir réalistes, d’une manière, ce serait emboîter le pas aux grands argentiers, premiers artisans de la ruine du sens, cette denrée dont le manque déboussole les sociétés d’aujourd’hui.
Pourquoi ne serait-ce pas plutôt à vous, les « acteurs économiques », de devenir humanistes ? Cessez de vous cramponner à votre sacro-saint critère de rentabilité et retrouvez le goût et la saveur de l’humain ? Revendiquez, de votre côté, non pas seulement des mesures de relance économique, mais le droit de rester humains et de prendre des décisions qui privilégient l’homme, dans un contexte où l’argument humain fait sourire les économistes. Réclamez plus d’autonomie au sein de vos entreprises ; exigez que l’on vous traite comme des êtres de chair, d’os et de sang que vous êtes et non comme les rouages d’une machine à produire. Vous prendrez alors, pour les femmes et les hommes avec qui vous travaillez, les meilleures décisions possibles.
Et vous contribuerez à « réinvestir » dans nos sociétés un soupçon d’humanité, un « supplément d’âme », que les enseignants, avec les moyens qu’on leur concède – comme une aumône –, tentent passionnément de rendre crédible pour vos enfants.
Publié dans le supplément « Entreprise » de La Libre Belgique, le 22 décembre 1995.