Jacques Gaillot, qui n’insistait jamais pour qu’on lui donne du « Monseigneur », n’est plus le « Monseigneur » de personne. Le diocèse d’Évreux est momentanément sans évêque. Les éminences grises de l’Église catholique viennent de le démettre de sa charge (mais non de son titre). Cet événement, qui revêt une signification importante et multiple, nous invite à la réflexion personnelle.
Dans un premier temps, tous les chrétiens qui se réjouissent d’appartenir à la même Église que Jacques Gaillot seront sans doute déconcertés et abasourdis. Il y a matière à étonnement. L’homme qui, pour beaucoup de croyants et de non-croyants, rend acceptable – voire aimable – le visage du christianisme incarné est jugé indigne de s’occuper d’un diocèse. Les modalités de la prise de décision ne sont pas et ne seront pas bien connues : dans une Église dont on a beaucoup répété qu’elle n’avait rien d’une démocratie, l’avis de « la base » est ignoré. Imaginerait-on, sans sourire tristement, que la hiérarchie romaine sonde les opinions pour savoir combien de catholiques sont en accord profond avec cette décision ? Autre surprise : un malencontreux hasard veut que le Pape, Pasteur des pasteurs, voyage justement et se trouve empêché de jouer son rôle de Pasteur. Il n’humanise pas par sa présence et son propos humain ce que la sanction a de déchirant, non seulement pour l’homme frappé, mais pour ceux qui lui sont proches.
Essayons toutefois de dépasser l’étonnement premier. Et minimisons. Les maîtres de l’Église viennent seulement de constater que Jacques Gaillot détonne trop par rapport à la moyenne des évêques pour pouvoir rester des leurs. Qui de nous, chrétien ou non, ignore que le prototype de l’évêque « actuel » doit se chercher ailleurs qu’à Évreux ? Voici donc une simple confirmation : le rôle de l’évêque n’est pas d’abord de partager concrètement les difficultés des exclus de la société, ni de préférer les personnes aux principes, ni de rencontrer tous les hommes là où ils sont, pas plus que de rester soi-même, personne à part entière, libre de lire soi-même l’Évangile et de répondre à ses appels. Car la spécificité première de l’évêque se situe ailleurs : le bon évêque sera rouage parfait d’une hiérarchie bien huilée. Les autres qualités ne seront tolérées que si elles ne mettent pas en péril cette finalité première.
Dès lors, le message véhiculé par cette éviction concerne, et peut-être inquiète, les évêques. Quant aux catholiques, comme la Tradition l’a toujours redit, ils sont chaleureusement invités à la liberté : entendre en toute liberté la vérité qui libère, dire, en toute liberté, les mots qui libèrent. Et si le catholique « de la base » prend le goût et l’habitude de la liberté, que risque-t-il ? Que perd-il, sinon ses chances de devenir un jour évêque ? Chacun pèsera le risque.
À chaque époque de l’histoire de l’Église, beaucoup de ses membres ont la conscience claire du rôle et des limites de la hiérarchie. Nécessaire au fonctionnement de l’institution, la hiérarchie, dans l’Église, constitue une infime minorité parmi tous ceux que le Christ considère et traite comme des êtres dignes et égaux, comme des frères. À des degrés divers au gré des temps, cette minorité dirigeante s’est interdit d’être prophétique, laissant cette parole à d’autres. Car, en fin de compte, chacun, chaque femme et chaque homme, est appelé, dans l’Église, à être prophète. La présente décision de Rome semble indiquer qu’aujourd’hui le droit à la parole prophétique, accordé à tout chrétien, ne doit pas être exercé par les évêques. Prenons-en acte.
Qui de nous sera empêché pour autant d’écouter la liberté se dire, de l’admirer à l’œuvre, par exemple chez un Jacques Gaillot ? Serait-ce, en définitive, le message à entendre ? Jacques Gaillot n’est plus limité par les frontières d’un diocèse : on le prie de devenir, encore plus pleinement qu’il l’était déjà, prophète de l’Église entière.
Texte inédit, écrit au moment où Monseigneur Jacques Gaillot venait de se voir retirer l’épiscopat d’Evreux, à cause de son « modernisme », qui n’était autre qu’un souci de rencontrer chacun avec humanité et ouverture.