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Qui spécule ose…

Les spéculateurs dans le collimateur ! La banqueroute générale d’octobre 2008 a mis au jour l’impact désastreux de leur action, tant au niveau planétaire que, par contrecoup, auprès de chaque individu. Même si ces « requins de la finance » n’ont jamais eu bonne presse, ils en sont devenus odieux aux yeux de (presque) tous. Quel crédit et quelle sympathie capitaliserait, aujourd’hui, celui qui reconnaîtrait qu’il s’adonne à cette exécrable activité ?

Compréhensible en ces circonstances, pareil discrédit risque d’occulter le caractère essentiel, et spécifiquement humain, de la spéculation si on en revient au sens premier du terme. Formé sur la racine –spec-, « chercher à voir, épier », le verbe latin speculari exprime l’action d’« observer, guetter ». Speculum, en latin, c’est ce qui permet de voir et de se voir, le « miroir » ; en français, le « spéculum » est l’instrument qui permet d’élargir certaines cavités du corps pour en faciliter l’examen. À la base de ces termes, on perçoit très présente la notion de « regard attentif et scrutateur ».

« Spécule », dès lors, celle ou celui qui « voit » au-delà du simple constat présent. Ainsi, signer un contrat, c’est spéculer sur la bonne foi de l’autre et sur sa capacité à respecter l’accord. Or cette aptitude à voir plus loin que le bout de son nez n’est-elle pas au cœur de toute action humaine ? Entamer des études, n’est-ce pas spéculer sur une carrière à venir ? Se marier, spéculer sur une harmonie possible ? Acheter, spéculer sur la satisfaction d’un besoin ? S’entraîner, spéculer sur une performance ? Et autres exemples multiples. Cesser de spéculer, ce serait renoncer à tout regard prospectif, et donc se condamner à l’immobilisme.

Alors, justement, une époque qui a le culte de l’instant présent ne souffre-t-elle pas d’un déficit de cette spéculation-là ? Celle qui voit assez loin pour pouvoir relativiser une difficulté présente et la dépasser. Celle qui visualise assez le demain pour ne pas saccager l’aujourd’hui par impatience primaire. Celle qui, en matière d’éducation, pose un regard assez positif sur l’autre pour qu’il se sente incité à réaliser la prédiction. Bien spéculer, ce n’est pas anticiper n’importe quoi, mais dessiner avec audace, et précaution, la trajectoire probable, compte tenu du passé et du présent.

Étonnamment à première vue, dans le parler des Liégeois, une spéculation est aussi un biscuit[1], ailleurs plutôt appelé, d’habitude, spéculoos (spéculos ou spéculaus, autres graphies admises). Quel rapport entre ce petit gâteau et la racine « voir » ? Nous avons plusieurs hypothèses à nous mettre sous la dent[2]. Le sens du mot latin species, « vue, regard », a évolué pour signifier aussi « épice » ;  le speculaas,gâteau hollandais confectionné au xviie siècle à base d’épices exotiques, aurait inspiré l’appellation. Pour d’autres, la forme donnée au spéculoos refléterait – comme un miroir – un personnage. Ou encore, parce que le terme speculator, « observateur, espion » a été appliqué aux évêques, saint Nicolas, évêque de Myre, premier représenté sur le biscuit, en aurait indirectement inspiré le nom. Allez-y voir…

Si l’on voulait boucler la boucle étymologique, un comble serait donc que les marchés financiers spéculent sur le cours du spéculoos. D’ailleurs, ne s’agit-il pas, dans le chef des spéculateurs, de s’assurer la meilleure part du gâteau sans le scrupule de ne laisser à d’autres que des miettes ? Et pourtant, que peut-on reprocher à ces goinfres s’il est vrai que la spéculation est une activité typiquement humaine ? Reprochons-leur de ne pas spéculer assez. Ou, en tout cas, pas assez finement. D’avoir une vision trop courte, trop restreinte de l’investissement, du gain et du bien-être.

Ils auraient pu voir plus loin, et prévoir que leur course insatiable et effrénée allait immanquablement dérégler la machine au détriment de tous, eux compris. Ils auraient pu – et ils peuvent encore – élargir leur vision du profit en y intégrant une dimension de solidarité entre humains. Ce qui nécessiterait, en plus d’un capital d’audace, de s’acheter une morale et de l’épargner.


[1] http://lemondeagathien.sosblog.fr/L-avis-ma-b1/Speculoos-b1-p44531.htm

[2] http://pfeda.univ-lille1.fr/iaal/docs/iaal2003/spec/speculos.pdf

Partiellement publié dans le courrier des lecteurs du Vif/l’Express, le 12 juin 2012.

Voici ce que le texte est devenu, sous la plume, j’imagine, du responsable de rubrique.

Les spéculateurs dans le collimateur ! Honte sur leur action ! Or la spéculation, au sens premier du terme, est une activité essentielle pour tout être humain. Formé sur la racine –spec-, « chercher à voir, épier », le verbe latin speculari exprime l’action d' »observer, guetter ». « Spécule » qui « voit » au-delà du simple constat présent. Ainsi, signer un contrat, c’est spéculer sur la bonne foi de l’autre. Entamer des études, spéculer sur une carrière à venir. Se marier, spéculer sur une harmonie possible. S’entraîner, spéculer sur une performance. Cesser de spéculer, ce serait renoncer à tout regard prospectif, et donc se condamner à l’immobilisme. Le culte de l’instant présent ne creuse-t-il pas un déficit de cette spéculation-là ? Qui voit assez loin pour relativiser une difficulté et la dépasser ? Qui visualise assez le demain pour ne pas abîmer l’aujourd’hui ? Qui, dans l’éducation, pose un regard assez positif sur l’autre pour qu’il soit incité à réaliser la prédiction ? Dans le parler liégeois, une spéculation est aussi un biscuit, ailleurs appelé spéculoos (spéculos ou spéculaus, autres graphies admises). Quel rapport avec la racine « voir » ? Héritage du speculaas hollandais, gâteau d’épices (species en latin) ? Miroir (speculum) d’un personnage représenté ? Ou figuration d’un célèbre évêque (speculator), saint Nicolas ? Allez-y voir… Même s’ils ne jouent pas sur le cours du spéculoos, les spéculateurs veulent le meilleur du gâteau. Mais, au fond, spéculent-ils assez ? Un regard plus clairvoyant aurait vu le dérèglement immanquable de la machine et l’inhumanité d’un profit tueur de solidarité. En plus de leur capital d’audace, ils auraient réussi à s’acheter une morale et à l’épargner. Sic. En un seul paragraphe.

Publié dansEthiqueEtymologieHumourSociété