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Changer d’âme, non de climat

« Et alors ? Et vos projets de vacances ? » Le plus souvent, celui qui pose cette question s’attend à une réponse de type géographique ou topographique. Il associe spontanément vacances et départ. Il veut qu’on lui avoue une destination, d’autant plus attrayante qu’elle sera lointaine. Dans l’esprit de beaucoup, le mot « vacances » fait surgir des images liées au voyage : pour le départ, halls d’aéroports, quais de gares ou autoroutes surencombrés ; pour l’arrivée, plages aux palmiers frémissants, montagnes ensoleillées, villes mystérieuses… Pour échapper au quotidien routinier, il faudrait nécessairement changer d’air en s’enfilant des kilomètres au moins par centaines.

Cette quête d’évasion n’est pas nouvelle. Au premier siècle de notre ère, elle éveillait déjà le scepticisme de Sénèque : « Il t’est permis de traverser la vaste mer ; partout où tu arriveras, tes défauts te suivront », écrit-il à Lucilius[1], étonné d’avoir fait un long voyage et varié les itinéraires sans dissiper son vague à l’âme. Et Sénèque rappelle une réaction de Socrate face à quelqu’un qui faisait la même remarque : « Pourquoi es-tu surpris de l’inutilité de tes séjours à l’étranger ? C’est toi-même que tu emportes partout. » Les deux philosophes sont d’accord : si la fuite n’apaise pas les perturbations intérieures, c’est que l’on fuit toujours en compagnie de soi-même.

Ainsi donc, les vacances pourraient devenir un périple au-dedans de soi plutôt qu’une chevauchée à travers monts, vallées et continents. Tout se ramènerait à une question de vide. La « vacance » est-elle d’ailleurs autre chose que le vide ? Profiter du vide causé par l’arrêt des activités professionnelles pour créer en soi un vide, un espace débarrassé des petits soucis d’un quotidien étriqué et où le grand souci du sens de la vie peut revenir à pas feutrés, sans s’imposer, dans une sorte de complicité amicale. Le vide est une attente qui n’a de cesse que d’être comblée, alors que le plein, dans toute son autosuffisance, repousse les avances les plus discrètes. C’est le vide qui nous rend disponibles. Accueillants.

Souvent, les exigences de la vie courante mobilisent et accaparent toutes les énergies d’un individu. Il fait ce qu’il croit devoir faire et cette activité permanente et stressante empêche même le plus égocentrique de penser à lui-même : il agit pour lui, pour ses intérêts, mais ne pense pas à lui. S’il profite de l’arrêt des vacances pour se ménager un face-à-face avec lui-même, il peut devenir son propre coach et s’aider à faire le point pour retrouver – au choix parmi les promesses du coaching – sourire, bonheur, désir, goût de vivre, moral, motivation, sens, confiance en soi, foi en la vie, flamme, paix intérieure, sérénité, fil conducteur, cap, feu sacré… ou mieux encore. Retrouver le sens de sa vie ne requiert pas de se lancer dans des interrogations métaphysiques. Ne suffit-il pas de s’accorder le temps de revisiter les valeurs auxquelles on tient ? Se ressourcer à sa propre source. « Car découvrir sa source, trouver le sens du courant qui nous porte, devenir ce que l’on doit être, se reconnaître et s’accepter, porter à la lumière le moi qui gît au fond de soi, c’est cela prendre visage d’homme », observe Martin Gray[2].

Cette restauration intérieure rebondit à l’extérieur. On redevient disponible pour boire à la source des autres, pour échapper aux réflexes conventionnels, utilitaires ou intéressés qui entachent trop de rencontres et les rendent peu humaines. Le « changement d’âme » préconisé par Sénèque n’implique pas de s’interdire tout mouvement ou déplacement. Il se peut que des contrées lointaines offrent à certains une meilleure chance de revenir à soi, par dépaysement. Les conditions concrètes qui aident à faire le vide diffèrent d’un individu à l’autre. Mais est-il vraisemblable qu’une agitation plus turbulente qu’en temps normal incitera les vacanciers à se poser et à poursuivre « le songe intérieur qu’ils n’achèvent jamais »[3] ?


[1] Sénèque, Lettres à Lucilius, III, 28, 1-2.

[2] Martin Gray, Le livre de la vie, Éditions « J’ai lu », 1976, n° D82, p. 38.

[3] Leconte de Lisle, Poèmes antiques, Midi, v. 20.

Publié dans La Libre Belgique, p. 61, les samedi et dimanche 27 et 28 juillet 2013.

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