Ça commence à bien faire d’entendre répéter, depuis des lustres, que l’enseignement ne fait pas bien son travail en Belgique francophone. Tantôt il est accusé de ne pas amener l’ensemble des élèves à un niveau de compétence suffisant en lecture, en maths ou en science, selon les domaines où les enquêtes internationales jouent les mégères peu apprivoisées ; tantôt on lui reproche de ne pas gommer les inégalités sociales et de ne faire la part belle qu’aux élites ; bref, l’opinion publique n’hésite pas à faire flèche de tout bois pour vilipender notre « malheureux » enseignement.
Vue de l’extérieur, l’analyse des causes par les experts semble avoir débouché sur la production, à jet continu, de réformes urgentes. Il y a un bon – ? – moment que cette vague réformatrice a commencé à grossir pour se muer en véritable déferlante : seul un surhomme serait capable de dresser un catalogue de toutes les mesures prises depuis le maternel jusqu’au supérieur et censées amorcer un aggiornamento salvateur. L’inefficacité de la plupart d’entre elles se diagnostique aisément : pourquoi imaginer une nouvelle réforme sans attendre l’épanouissement de la précédente, sinon par une sorte de désespoir anticipatif ? Comme si l’introduction de toute réforme déclenchait sur le terrain un processus auto-immun. Allergie profonde ? Refus de toute mise en question ? Cherchons un peu plus en avant. Ou plutôt un peu plus en arrière.
Et si les causes des piétinements et atermoiements actuels étaient à rechercher du côté des années 1995 et 1996, où l’enseignement a été propulsé vers la dégradation, dans tous les sens du terme ? C’est alors que la cure d’austérité déjà imposée depuis un moment à l’enseignement devient, sous la baguette peu magique de la ministre Onkelinx, un véritable étranglement. Les longues grèves refusent un décret qui réduit l’encadrement de façon drastique – le « bon résultat » serait trois mille postes en moins – et oblige à intégrer les petites écoles dans de grandes machines, forcément moins humaines. Le lamento actuel confirme à quel point était fondée la crainte exprimée alors d’une dualisation aggravée, dans l’enseignement comme dans la société.
Mais 1995 a consommé aussi la rupture de relation entre l’enseignant et le politique. (Mal) traité comme quantité négligeable, l’enseignant a été dévalorisé, déconsidéré, décrié. Les décideurs politiques ont voulu ignorer une vérité première : importante en toute profession, la confiance en soi constitue chez les enseignants la condition sine qua non d’un travail efficace. Pour vraiment enseigner, il ne suffit pas de « fonctionner » correctement ; il faut y croire, il faut un certain élan. Cet élan a été frappé de plein fouet et cassé par un torrent de mépris, dont la trace reste indélébile. Vous me direz peut-être qu’on est bien loin de 1995, que beaucoup d’enseignants blessés alors ont déguerpi et que tout souvenir a vocation de s’estomper avec le temps. Au premier degré, vous avez raison. Mais, au second degré, comprenons qu’en 1995 c’est toute l’ambiance des écoles qui a changé : après avoir encaissé quelques uppercuts et être restées un temps groggys, elles se sont relevées tant bien que mal. Mais reconstruire d’un moral sapé est une entreprise sans fin, entrecoupée de rechutes nombreuses.
À partir de ce clash, pour nombre d’enseignants, les réformes, instaurées par ces « agresseurs » de pouvoirs publics, ont été encaissées comme des crochets, tantôt du droit, tantôt du gauche – ou des jabs contre leur job –, destinés à les réexpédieer au tapis pour le compte. Or, les réformes pédagogiques (…) sont délicates à implanter. Elles requièrent en effet le plus souvent une adhésion forte des enseignants aux principes mêmes de la réforme, bien au-delà du respect formel de méthodes ou de manuels[1]. Et cette adhésion forte devrait être majoritaire pour qu’un changement pédagogique ait sa chance. On est bien trop loin du compte pour espérer qu’une réforme, quelle qu’elle soit, échappe à l’anémie et à la cachexie.
Les responsables pédagogiques s’imaginent que ce déficit d’adhésion sera pallié si la réforme se réalise « avec les enseignants ». Mais avec quels enseignants ? Celles et ceux qui participent volontiers aux groupes de travail ou à la rédaction des programmes possèdent deux qualités : ce sont des enthousiastes (survivants ou renaissants) et ils sont amateurs de changements. Sans être étrangers à la majorité silencieuse, ces traits y sont en général moins marqués. La plupart des gens ne sont pas prêts à adhérer au changement. Sans espoir de convaincre, les initiateurs compteraient-ils sur la discipline et la conscience professionnelle des non-convaincus ? Ce serait en vain. Car, sans engagement réel et personnel, les pratiques ne subiraient qu’un vernissage de surface.
Dès lors, réformes et réformettes s’apparentent à la quadrature du cercle. Y a-t-il mérite, candeur ou aveuglement à s’obstiner dans cette voie, à réessayer dans un contexte inchangé ? Chacun appréciera. Rendre le contexte accueillant aux initiatives pédagogiques suppose de restaurer ce qui a été défiguré : la confiance. Ce qui suppose une qualité rare chez les réformateurs : la patience. Car, brisée en deux coup de cuiller à pot, la confiance, en un instant brisée, ne se raccommode que bribes par bribes, en très longtemps.
Voilà un vrai « chantier » pour les (ré)novateurs : quels signes lancer aux enseignants pour leur rendre confiance en leur importance ? Personne ne peut forcer les enseignants à enseigner autrement qu’ils ne le veulent. (…) Ils sont la clé de toute réforme pédagogique et je ne crois pas qu’on puisse leur imposer un changement autre qu’apparent ou superficiel[2]. Faute de pouvoir imposer le changement copernicien dont ils rêvent, pourquoi les « pilotes » de l’enseignement ne s’imposeraient-ils pas à eux-mêmes un autre changement, celui de porter sur le monde enseignant un regard non plus qui culpabilise, mais qui valorise ?
[1] Sous la direction de Vincent Dupriez et Gaëtane Chapelle, Enseigner, Paris, P.U.F., 2007, p. 178.
[2] Propos d’Antoine Prost, historien et pédagogue français (ibid., p. 175).
Publié dans la rubrique « Forum » du Soir, le jeudi 6 mars 2014.