Qu’est-ce qu’un État ? Quels en sont les droits et les devoirs ? Le citoyen perçoit-il l’État comme une « grande machine » lointaine ou comme une collectivité politique dans laquelle il s’intègre ? Les événements de ce dernier mois posent ces questions d’une manière très incisive.
Il n’a jamais paru simple de définir l’État. Les tentatives oscillent entre deux pôles : « autorité souveraine s’exerçant sur l’ensemble d’un peuple et d’un territoire déterminés » ou « ensemble de personnes qui acceptent de s’imposer un ordre ». Le sommet et la base, en quelque sorte. Si le régime démocratique obéit vraiment à sa logique, un trait d’union y relie les deux pôles : l’autorité souveraine est détenue par le peuple lui-même. C’est-à-dire par chacun d’entre nous, les citoyens.
Aristote considère que nul ne peut renier son inscription dans une cité – l’équivalent antique de notre « État » : « Celui qui est sans cité, par nature et non par l’effet du hasard, est assurément sous-homme ou surhomme. » Il s’agit donc pour lui d’une composante inaliénable de la nature humaine : l’homme n’est pleinement humain que s’il reconnaît appartenir à un « ensemble de personnes qui acceptent de s’imposer un ordre ». Cette adhésion ne se vérifie pas toujours, comme l’attestent deux exemples récents.
Les terroristes du 22 mars lancent-ils un autre message que « L’État, ce n’est pas moi » ? Ou, plus précisément : « Cet État-là, ce n’est pas moi. Je me suis soumis à un autre État. » Après avoir vécu et avoir été formés dans une société donnée, non seulement ils refusent leur qualité de membre, mais ils décident de ravager cette société par le feu et le sang. Leurs attentats s’en prennent à de simples citoyens comme eux. Ces gens refusent, dans une violence paroxystique, de faire partie du même ensemble que ceux qu’ils agressent, blessent et tuent. À leurs yeux, tout individu présent sur le sol belge mérite d’être exterminé comme s’il était ipso facto coorganisateur, sinon coauteur, d’une société de « mécréants ».
D’un seul cas, isolé, on pourrait dire qu’il relève de la psychopathie. Quand les candidats aux massacres se comptent au moins par dizaines, comment ne pas admettre que l’État – c’est-à-dire l’ensemble des citoyens – a failli ? Il n’a pas réussi à rassembler autour de valeurs communes assez porteuses pour amener à croire que la vie vaut mieux que la mort. Des hommes et des femmes, jeunes pour la plupart, ne se contentent de tirer leur épingle du jeu, mais se détruisent pour saboter le jeu.
L’actualité plus immédiate des Panama Papers dévoile une seconde manière de dire : « L’État, ce n’est pas moi. » À l’évidence, les agissements des terroristes et ceux des acrobates de l’ingénierie fiscale sont sans commune mesure quant à leur inhumanité et à leur impact direct. Mais les calculs des uns et des autres ont un commun dénominateur : le refus d’être membre à part entière de l’État.
On peut discutailler à perte de vue des nuances et frontières entre évasion et fraude fiscales, entre virtuosité légale et ingéniosité illégale. Il reste que l’intention de tous les visiteurs de paradis fiscaux est la même : quel que soit le niveau de fortune – mais surtout si elle est colossale –, contribuer le moins possible au financement de l’État.
Le fraudeur a-t-il conscience qu’il se vole lui-même ? C’est peu probable. Il préfère ignorer que ses « prélèvements » sur le bien commun diminuent la qualité du Service public, dont il bénéficie en tant que citoyen. A-t-il conscience que les coupes budgétaires frappent souvent en premier lieu les faibles ? C’est peu probable. Le tricheur préfère s’imaginer qu’il ne soustrait son dû qu’aux dépenses inutiles – qui existent – plutôt qu’aux investissements essentiels, parmi lesquels les aides sociales, que touchent bien vite les politiques dites « d’austérité ».
Soyons utopistes. Que diriez-vous d’un système fiscal qui connecterait chaque contribuable avec le résultat tangible de ses impôts ? Cette imposition concrète a existé dans l’Athènes antique. Les « liturgies » – étymologiquement, « actions pour le peuple » – s’adressent aux citoyens fortunés. Ils prennent en charge, par exemple, l’organisation d’un chœur de tragédie, d’une épreuve des jeux publics, ou l’équipement et l’entretien d’une trière avec son équipage pendant un an. Les volontaires se bousculent ; et les magistrats désignent celui qu’ils estiment le mieux à même d’assurer le financement sur sa fortune personnelle. Celle-ci n’est possédée, dans cette façon de voir, que par délégation de la cité.
Osons une transposition peu réaliste. Les combinards et les fraudeurs agiraient-ils avec la même (in)conscience tranquille s’ils connaissaient la destination de leurs impôts et pouvaient en vérifier l’usage ? « Vais-je améliorer ou priver de moyens ce home pour personnes âgées ou handicapées, ce hall sportif, cet hôpital, cette école, ce moyen de transport, ce système de bourses d’études… ? » La question prendrait une autre acuité si celui qui se la pose avait le nez – et le cœur – sur la réalité même tributaire de ses choix.
Si elle caractérise les terroristes et les magouilleurs fiscaux, la désaffection vis-à-vis de l’État est loin d’être le fait de tous. Les rassemblements populaires spontanés au lendemain des attentats, en France comme en Belgique le démontrent assez : face à l’outrance des rejets, beaucoup de citoyens ressentent la nécessité d’incarner une solidarité vivante, sinon vibrante. Et le nombre des drapeaux nationaux montre que cette ré-union appelle une restauration de l’État. La communion sensible et puissante d’un moment a-t-elle une chance de redonner couleur et sens à l’État dans la vie quotidienne des citoyens ? Verront-ils autrement les rapports entre bien-être personnel et bien commun, entre droit et devoir ? Seront-ils davantage membres responsables et actifs d’un « ensemble de personnes qui acceptent de s’imposer un ordre » ? Pourquoi pas ?
Publié dans La Libre Belgique, pp. 50 et 51, le mardi 19 avril 2016.