Le Pacte d’excellence en a surpris plus d’un en plaçant le latin parmi les matières du tronc commun et donc pratiquées par tous jusqu’à la troisième année des humanités. Il n’a bien sûr pas surpris les convaincus, dont je suis : le latin a assez fait ses preuves, depuis deux millénaires, qu’il est à même de former et de structurer des intelligences capables de s’adapter à tous les types de raisonnements, y compris scientifiques.
Une question ressurgit. Elle n’est pas nouvelle. Elle a déjà pimenté bien des réflexions pédagogiques sur le cours de latin : pour former, passer par la langue latine ou par la culture latine ? Depuis longtemps, certaines écoles et certains enseignants ont marginalisé, voire délaissé, le travail sur la langue, considéré comme un pensum, et préféré l’initiation à la culture, estimée plus motivante pour les élèves. Dans le cas présent, la tentation serait grande de les suivre et de dire : puisque tous, dans le tronc commun, vont « faire du latin », la culture sera plus accessible à tous que la langue. Donc, privilégions la culture.
Cette orientation serait réductrice et, in fine, dommageable pour les élèves. Car c’est la langue latine et non la culture qui invite et incite à un « fitness linguistique » – en latin exercitatio – dont la langue maternelle est la première bénéficiaire. La médiation du latin permet souvent de découvrir, par la pratique, des notions et des structures restées implicites ou obscures dans la langue maternelle. Impossible d’intéresser l’élève ainsi ? Une phrase latine simple est-elle rébarbative ? Pourquoi donc ? L’enfant, puis le jeune, ne trouvent-ils pas du plaisir à jouer avec les mots ? Les pièces du puzzle – vocabulaire et grammaire – peuvent être mises à disposition, sans être nécessairement mémorisées.
La recherche de sens peut commencer. Traduire, même du très simple, c’est se mettre en quête de sens en détectant les indices qui font avancer, orientent, précisent et, finalement, éclairent. L’approximation mène à l’impasse ; a contrario, le repérage méthodique débouche sur la vérité du sens, dans le respect de la pensée d’un autre.
Comme dans toutes les langues, les mots latins reflètent une culture – en l’occurrence celle qui fonde la nôtre – et, ipso facto, invitent à s’y plonger. Sans être le principe du cours, la culture apparaît bien là, en plein centre. Découverte et comprise par l’intérieur, grâce à la langue qui l’exprime et l’inspire, plutôt que de l’extérieur, comme un phénomène observé à distance.
Serait-ce pousser le bouchon trop loin que d’affirmer que la confrontation avec le latin éduque à la citoyenneté ? Affiner la maîtrise de sa langue maternelle tout en apprenant à décoder celle de l’interlocuteur, décrypter la pensée de celui-ci le plus fidèlement possible jusqu’à pouvoir le situer dans sa propre culture. Comment ne pas voir dans ces avancées personnelles la promesse d’une capacité à dialoguer dans le respect mutuel et donc à faire société ? En ces temps où l’écoute pacifique des opinions d’autrui apparaît si rare, quelle chance de s’entraîner à la lecture honnête et critique de la pensée de l’autre.
On le déduit aisément. Cela suppose que les latinistes en herbe soient d’emblée acteurs et auteurs de leurs propres traductions, qu’ils poliront en les frottant à celles des autres. Quand il faut, l’enseignant y fait intervenir sa propre compréhension des choses ; il facilite, stimule, conseille et encourage toutes les initiatives. Il veille à ce que rien ne soit désincarné, à ce que tout texte garde sa densité humaine et culturelle.
Puisque le latin sera l’affaire de tous, la condition sine qua non de son intérêt pour tous sera la capacité des professeur(e)s de prendre en compte la diversité et d’en faire un facteur de dynamisme plutôt que de dispersion. Ne craignons rien. Le modus operandi n’a pas de secret pour grand monde. Depuis des décennies, l’enseignement des langues anciennes a dû être le recordman des adaptations aux situations nouvelles. Il les a opérées et réussies. Proficiat !
Publié dans La Libre Belgique, p. 43, le mardi 28 mars 2017.