L’impact ahurissant d’internet sur la communication entraîne-t-il ipso facto une progression en humanité ? Suffit-il de donner plus d’avis pour devenir plus humains ? Autrement dit, l’homme peut-il se définir comme un « animal communicant » ? Creusons un peu.
À ceux qui cherchent ce critère qui tracerait une frontière entre l’homme et l’animal, Vercors offre, en 1952, un roman de fiction-science, Les Animaux dénaturés. Quel est, selon lui, le point qui marque la différence ? « L’animal fait un avec la nature. L’homme fait deux. Pour passer de l’inconscience passive à la conscience interrogative, il a fallu ce schisme, ce divorce, il a fallu cet arrachement. N’est-ce point la frontière justement ? Animal avant l’arrachement, homme après lui ? Des animaux dénaturés, voilà ce que nous sommes. » Pour l’auteur, cette « dénature » – qu’il appelle ailleurs la « sédition humaine » – est la clef : l’un est capable de prendre distance par rapport à la nature où l’autre se fond et avec laquelle il se confond.
Dès lors, la communication serait un progrès humain si elle intègre cette capacité de recul, condition sine qua non pour accéder au statut de personne autonome susceptible de se forger une opinion personnelle.
Or les facteurs influençant aujourd’hui la communication l’incitent-ils à cultiver ce recul qui humanise ? Je crains que non. Car la prise de distance se heurte à plusieurs adversaires : la proximité de l’information, le culte de l’immédiat et la toute-puissance de l’émotion.
De façon trop précipitée, on pourrait croire que c’est tout gain pour nous si l’information surgit au moindre clic. Mais le gain se gauchit d’une tentation : ne rien assimiler puisque nous avons tout sous la main. En oubliant qu’une donnée « digérée » et conservée nous appartient bien davantage qu‘une autre restée extérieure. Ce que nous assimilons nous construit et devient personnel. Ce n’est pas le cas de ce nous appelons à la rescousse et utilisons sans lui avoir laissé le temps de mûrir.
La passion de l’immédiat s’insurge contre les délais. On en est arrivé – comment et pourquoi ? – à postuler que l’essentiel est d’informer vite. Le parangon de l’information serait le direct. Comme si le direct faisait nécessairement mieux connaître et comprendre un événement. Or le direct empêche le recul. Le nez sur des faits se déroulant, le spectateur est-il le mieux informé, alors qu’il en ignore peut-être les tenants et aboutissants, la portée, voire l’intérêt ? En gommant toute distance, le direct n’invite pas du tout à prendre une position personnelle un tant soit peu élaborée. Il ne pousse pas au discernement, mais à réagir dans l’instant.
Car la rapidité serait aussi la qualité première d’une réaction. Dites quelque chose. Peu importe quoi. Mais dites-le vite. Soyez le premier sur la balle, comme bien des médias vous en montrent l’exemple quoi qu’il arrive. Surtout ne prenez pas le temps du recul. Vous seriez dépassé. Prenez une position, même si vous n’avez pas le temps de la réfléchir. Laissez parler vos émotions.
Et voici l’autre vedette du moment, l’émotion. Sans doute la pauvrette a-t-elle subi un peu trop la tyrannie de la froide raison. Mais ces brimades justifient-elles de lui conférer soudain une souveraineté indiscutable ? Conjuguée avec l’amour de l’immédiat, celle-ci permet que n’importe quelle bouffée de n’importe quel sentiment, fût-il violent, se communique en urgence. Sans recul vis-à-vis de soi : cette émotion est-elle reflet de toute la personne ? Survivra-t-elle à l’instant ? Vaut-elle d’être criée au monde ? Sans recul vis-à-vis de l’autre : pourra-t-il l’accueillir ainsi formulée ? Amorce-t-elle un échange humain ?
On le voit. Les adversaires du recul sont d’autant plus puissants qu’entrés dans les mœurs ils apparaissent comme des évidences, des évolutions inéluctables, voire, chez certains, comme des progrès. Comment (se) convaincre que, pour plus d’humanité, rendre au recul ses lettres de noblesse serait la meilleure avancée ?
Publié dans La Libre Belgique, p. 47, le jeudi 21 décembre 2017.