Aux dernières élections, peut-être avez-vous voté pour Sigisbert*. Sachez dès lors qu’il a refusé une proposition alléchante de son président : il était pressenti pour incarner le parti dans à un comité de je-ne-sais-quoi – et peu importe l’objet d’ailleurs –, dans lequel la présence aux réunions, non obligatoire, serait grassement rémunérée. Il n’a pas hésité longtemps. Lui se serait senti trop mal à l’aise d’arrondir ses fins de mois aux frais du contribuable. Et puis, s’il s’était engagé en politique, c’était pour faire quelque chose plutôt que pour être payé à ne rien faire. Son président lui a dit : « Les autres le font bien. » Sigisbert a répondu : « Et alors ? Chacun son éthique. » Espérons que ce refus n’a pas trop hypothéqué son avenir politique.
Le mot est lâché : l’éthique. Et il surgit aujourd’hui au moindre détour des commentaires, réactions, critiques ou autres observations. Comme s’il fallait soudain (re)découvrir cette « science de la morale » dont l’absence priverait les actes, paroles et pensées de toute référence au bien et au mal.
L’étymologie – le substantif grec éthos signifie « coutume, usage » – suggère que l’éthique serait la reconnaissance, dans et par un groupe donné, de l’usage courant : si (presque) tout le monde a pris telle habitude, elle s’érige en norme, que la loi peut confirmer. Excellente procédure à condition que l’habitude en question émerge naturellement d’un désir commun d’assurer le bien commun : elle s’impose comme la garantie minimale du vivre-ensemble. C’est donc trop court d’arguer que « les autres le font bien » pour conclure qu’un comportement est éthiquement défendable.
Chaque jour, nous sommes confrontés à la question pratique : dois-je ou non agir ainsi ? Suis-je éthique en le faisant ? Les façons de faire d’une majorité ne nous dédouanent pas d’une réflexion et d’une décision personnelles à cet égard. Ce serait un conformisme mal placé.
Sigismond* y pense souvent. Chef d’une entreprise qui cesse peu à peu d’être petite ou moyenne, il suit de près l’évolution de la législation en matière d’impôts et de cotisations. Il se réjouit quand elle est favorable. D’autres PDG lui ont recommandé au passage tel ou tel avocat fiscaliste qui peut lui donner la main et l’emmener sans crainte – et, paraît-il, en toute légalité – jusqu’au paradis. Il n’est pas emballé du tout par cette perspective. Son service comptable très compétent lui suffit. « Naïvement », il considère que tout impôt soustrait à l’État est indirectement pris dans la poche de tout citoyen. Sigismond ressent que, pour lui, la solidarité passe par cette éthique-là. Elle lui permet de travailler et d’aller de l’avant l’âme sereine.
Il s’est aussi demandé quelle rémunération était décente dans son cas. Il aurait horreur de se compter parmi les patrons qui touchent plus de cent fois le salaire moyen de leur entreprise. Comment regarder dans les yeux avec naturel les « subalternes », avec une telle échelle des valeurs ? Il préfère se modérer pour continuer d’appartenir à la même humanité. Quitte à se sentir financièrement minuscule à côté de certains sportifs de haut niveau.
Mais, ceux-là non plus ne sont pas tous semblables. Plus que rares sans doute, celles et ceux qui, mus par des impératifs d’équité, estimeraient leurs émoluments disproportionnés et plaideraient pour leur réduction. Moins rares celles et ceux qui, tentés par la solidarité, investiront une partie de leur pactole dans des fondations ou des activités humanitaires.
Combien sont-ils, ceux qui tiendront le même raisonnement qu’Herménégilde* ? Champion de haut niveau, il a vu nombre de ses homologues se délocaliser pour bénéficier de régimes fiscaux plus cléments que celui de leur pays d’origine. Mais, « candidement », il a jugé que la première façon d’être juste consiste à accepter le taux d’imposition de l’État où il est né et qui lui a fourni le nécessaire pour vivre et accéder au statut qui est le sien. Il préfère laisser sourire ceux qui le trouvent bonasse que de se conformer au slogan que « les autres le font bien ».
Toutes ces situations et toutes ces personnes participent au processus éthique : privilégier certaines valeurs et les prendre comme fils conducteurs de l’action à décider. L’opération ne va pas de soi et passe par des avatars très divers. Chacun puise aux sources qu’il veut, philosophiques, religieuses ou autres, pour inspirer ses choix. Certains adoptent les options de maîtres-à-ne-pas-laisser-penser ou les solutions toutes faites prescrites par des idéologies sectaires. D’autres croient s’abstenir de toute réflexion morale, alors que cette abstention même constitue forcément une position éthique.
Matière première de toutes nos actions, l’éthique s’étire, parfois jusqu’à la rupture, et se façonne, parfois jusqu’à la distorsion.
Elle n’est pas l’apanage des personnages haut placés ou mis en vedette par l’actualité. Peut-être connaissez-vous aussi Lambda, ce citoyen sans notoriété qui sait que l’ingénierie fiscale est à la portée de tous, mais qui décide de ne pas y recourir. Et Alpha, pensionné aisé qui ne cherche pas à émigrer vers un pays de cocagne. Et Bêta, qui préfère donner du travail à une entreprise agréée. Et Gamma, qui offre un logement à un migrant non-demandeur d’asile. Et Delta, bénévole dans les restaurants du cœur. Etc. Etc. Les options de vie de ce type sont multiples, aussi nombreuses – au moins – que les manquements à l’éthique. Pourquoi les remarquons-nous moins ? Notamment parce qu’un train qui déraille retient l’attention, au contraire de milliers de trains tranquilles sur leurs rails. Ouvrons les yeux sur les choix éthiques positifs qui s’opèrent autour de nous. Divulguons-les. Une publicité modérée est de bon aloi. Les actes constructifs des autres non seulement nous influencent, mais aussi nous invitent à un conformisme bien placé. Pourquoi ne pas emboîter le pas dans ce cas aussi ? Puisque « les autres le font bien »…
* Prénom d’emprunt.
Publié dans La Libre Belgique, pp. 40 et 41, le jeudi 22 février 2018.