« Monsieur le Maître d’école, vous souvenez-vous encore de moi ? », chante Bourvil en 1964. « Moi, je m’souviens encore de vous », ajoute-t-il. Puis le refrain : « Malgré le temps qui s’envole, il n’en est pas moins vrai que les souvenirs d’école ne s’oublient jamais. »
Pareils propos ont-ils dépassé la date de péremption à l’ère de l’enseignement assisté par ordinateur, voire dispensé par l’ordinateur ? Peut-on se passer de maîtres ? Le risque – ou la chance ? – est très mince d’entendre encore dire « M’sieur l’Maître » dans une cour de récréation. Pourtant, il en existe encore, des « maîtresses » et des « maîtres », capables d’emmener leurs troupes à l’assaut du savoir et, au-delà, à l’assaut de la vie.
Ils ne sont pas cantonnés dans l’enseignement maternel et primaire. Ils survivent aussi dans le secondaire, les hautes écoles et à l’université. Dans notre parcours de formation, nous avons tous expérimenté qu’il ne suffit pas d’être enseignant pour être « maître ». Mais aussi que le « maître » est l’enseignant qu’on suit parce qu’il a une façon bien à lui de capter l’attention et d’entraîner l’adhésion. Avec elle, avec lui, l’envie d’aller de l’avant va de soi. On ne ressent pas la pression qu’il met comme une contrainte, mais comme une confiance quasi irraisonnée en chacun, qui dit, le plus souvent sans le dire, et parfois en le disant : « Tu es capable d’y aller et d’aller plus loin. »
L’invasion de la technicité pédagogique à tous les niveaux de l’enseignement ne s’est sans doute pas donné pour but de défenestrer les « maîtres ». Mais le carcan administrativo-bureaucratique cadenassé autour de leur cou leur a trop souvent coupé le souffle ou a sapé leur enthousiasme. Il leur a fallu tellement plus d’énergie pour rester entraînants et entraîneurs que pas mal d’entre eux ont fait un pas de côté, en quittant l’école ou en s’y démobilisant. Ce coup de frein n’explique-t-il pas aussi, en partie, la pénurie d’enseignants ? Celles et ceux qui se voyaient bien dans la peau d’un « maître » imaginent à grand peine de pouvoir l’être selon leurs espoirs en tant que fonctionnaire caporalisé.
Il y a là un mystère : comment les réformes pédagogiques successives, censées améliorer la qualité de l’enseignement, ont-elles minimisé à ce point l’impact de la liberté du « maître » sur cette qualité ? Ont-elles cru que les maîtres étaient en majorité dominateurs omnipotents plutôt qu’éveilleurs au désir d’apprendre ? Ont-elles emboîté le pas de ceux, très nombreux, qui, dans tous les domaines, disqualifient les maîtres – jusque-là autorités et autorisés – et les contredisent à coups d’auto-information par Wikipédia ? Quoi qu’il en soit, les réformes ont trop peu laissé voir le souci de faciliter la relation de personne à personne entre enseignant et élève.
Le Pacte d’excellence fera-t-il mieux ? Ses maîtres d’œuvre ont-ils compris à quel point la restriction des libertés de tous les acteurs handicaperait encore davantage l’enseignement ? Comptent-ils administrer une perfusion de liberté ? Pour les parents, une souplesse dans les inscriptions, pour les jeunes, un tronc pas trop commun qui motive grâce aux choix, pour les enseignants, un temps garanti sans réformes où digérer les précédentes, pour les directions une dispense des contrôles tatillons qui pompent le dynamisme…
Un cadre serein pour mieux apprendre. La recette paraît simpliste, naïve, peut-être anachronique, en face des cogitations sophistiquées d’une pédagogie de haut vol. Mais l’école a traversé les siècles en s’adaptant à des terres et des temps divers. Elle est restée l’école, où un adulte essaie de construire et de partager l’avenir avec des jeunes à l’aide du passé. Celui qui s’y efforce sans cesse et y parvient quelquefois, vous l’avez reconnu : c’est un « maître ».
Le jeune qui quitte l’école conclura-t-il avec Bourvil ? « Je n’oublierai jamais le jour – c’était pendant le dernier cours, dernier bagage – quand j’ai senti poser sur moi votre main qui m’disait tout bas : Fais bon voyage. »
Publié dans La Libre Belgique, p. 41, le lundi 9 avril 2018.