Nous en sommes les témoins obligés, et souvent ébahis. Un étrange animal fabuleux apparenté au canard surfe depuis plus de dix ans sur les méandres des campagnes présidentielles aux États-Unis. Au fil des vagues, il virevolte sur plusieurs planches, celle de l’économie, de la religion, de la tromperie, de la goujaterie, entre autres. Mais je voudrais nous concentrer ici sur celle de l’insulte, dont l’usage est devenu de plus en plus fréquent et de plus en plus violent avec l’âge.
L’insulte émancipée
L’insulte fournit à ses auditeurs plus d’informations sur l’insulteur que sur l’insulté. « Celui qui use d’insultes révèle une bonne partie de lui-même : il nous montre son intolérance récalcitrante, sa frustration enfantine, son éducation, son manque d’empathie et même son intelligence douteuse », écrit Valeria Sabater, psychologue espagnole, qui attribue à Donald Trump cette « ouverture à la disqualification », lorsque « nous découvrîmes soudain un grand leader mondial lancer des insultes et donner des surnoms de manière publique »[1].
Quoi qu’il en soit de l’avenir de ce narcisse en déclin, sa responsabilité est indiscutable : il restera le dignitaire indigne qui a donné à l’injure et à l’insulte une « légitimité » incompréhensible et injustifiable. Mais réelle et vérifiée en permanence sur les réseaux sociaux où les apprentis-trumps ne se comptent plus.
Un mégalo et des « psychasthéniques »
Intitulée Psychologie des injures[2], une étude publiée quand The Apprentice n’avait que trente-quatre ans paraît analyser avant l’heure l’escalade injurieuse du bateleur new-yorkais.
« Si des hommes profèrent des injures parce qu’ils sont libérés des lois, d’autres, en effet, les profèrent pour se croire libérés des lois ou pour faire accroire qu’ils le sont. Par le déguisement des paroles, comme par celui des vêtements, de la saleté, des tatouages[3]. » Par le verbe, l’insulteur affirme sa toute-puissance même face à la loi. Une constante chez celui qui annonce déjà, s’il est réélu, la destitution du procureur général chargé d’instruire sa tentative de coup d’État.
Encore faut-il que les insultes soient accueillies par des oreilles disponibles. Voici la description prémonitoire d’un meeting trumpien.
« Ils [les insulteurs] ont donc besoin d’un public devant lequel ils exposent leurs paroles illicites. […] Public devant lequel ils triomphent de la loi et de ses serviteurs. Et ainsi se vengent. Devant lequel, par suite, ils prennent plaisir à crier jurons et injures. Plaisir d’autant plus grand qu’il les unit les uns aux autres : plaisir de se conduire comme des protestataires, plaisir de se grouper avec ceux-ci. De se sentir ainsi intégrés dans un groupement qui a pour insignes notamment les injures – ou les jurons[4].»
L’insulteur s’imagine qu’il se valorise en dévalorisant l’adversaire. Il « réduit les mérites de celui-ci pour augmenter les siens ». Il « projette sur l’autre sa propre infériorité[5]. »
Atteint-il cet objectif ? Ce n’est pas sûr. Mais possible. « Certes, nous pouvons ne pas croire à ces outrages que nous crions ou entendons crier. […] Mais nous pouvons aussi croire que des injures ont, par procuration, pouvoir de dégrader socialement la personne humaine qu’elles frappent. Parce que nous faisons parfois crédit à l’injurieur. […] Parce que nous vivons dans une société dont les membres – bombardés quotidiennement d’informations qu’ils n’ont ni le temps, ni la compétence, ni la force de vérifier – tendent à croire vrai tout ce qu’on leur dit. Où, par conséquent, la même « psychasthénie », qui peut expliquer la production d’injures chez de soi-disant civilisés, peut expliquer aussi leur consommation crédule[6]. »
Que dire de plus quarante-quatre ans plus tard ? Sinon souhaiter de tout cœur aux Américains que les « psychasthéniques » soient assez minoritaires aux U.S.A. pour assurer une retraite discrète au surfeur démasqué.
[1]https://nospensees.fr/les-personnes-qui-insultent-quest-ce-qui-se-cache-derriere-ce-comportement/
[2]https://personal.utdallas.edu/~herve/abdi-JNP80-ChastaingAbdi_Injures.pdf. Étude de Maxime Chastaing et Hervé Abdi, publiée dans le Journal de psychologie, n° 1, 1980, disponible en PDF sur le site de l’université de Dallas.
[3] P. 37.
[4] Ibid.
[5] P. 40.
[6] P. 53-54.
Publié sur le Forum du Soir, le mercredi 30/10/2024 à 9 h 22.