Peut-être partagez-vous ma stupéfaction de voir se redessiner, aux États-Unis, le scénario d’une élection possible de Donald Trump. Le candidat n’étonne pas pour cette récidive : le pouvoir est l’ambition inassouvissable de ce narcissique pathologique. Ce qui peut sidérer, ce sont les 54 % d’électeurs républicains qui, d’après les sondages du moment, le désignent à nouveau comme le candidat républicain à la présidence. Et les quelque 50 % d’Américains qui sont prêts à lui donner leur voix en cas de nouveau duel avec Joe Biden.
Cela signifie que, dans un pays que nous pensons civilisé et démocratique, les citoyens, pour la moitié d’entre eux, ne voient pas d’inconvénient à ce qu’un homme inculpé par plusieurs tribunaux, au civil comme au pénal, occupe la plus haute fonction dans leur État.
Peu leur chaut que leur champion ait orchestré un désastre obtus et meurtrier en matière de Covid. Peu leur chaut qu’il ait tissé son mandat de mensonges. Peu leur chaut qu’il ait continué à mentir en refusant le résultat des élections contre toutes preuves et tout bon sens. Peu leur chaut qu’il ait lancé ses guérilleros contre le Capitole. Ses soutiens restent indéfectibles. Comment l’expliquer sinon en conjuguant l’extrémisme et la crédulité ?
Une complicité politique d’extrême droite
Le lien entre Trump et sa base est défini d’une manière intéressante par Bernard Kiefer[1] : « Les dirigeants pathologiques – Trump étant l’un des plus caricaturaux – se font élire parce qu’ils correspondent à un désir non moins pathologique de la population. Ce n’est pas un dirigeant isolé du système sociétal qu’il faut considérer avec un œil psychiatrique, mais le couple qu’il fait avec la population et ses propres pathologies[2]. » Le milliardaire se répand en logorrhées paranoïaques sur des sujets brûlants comme l’immigration, l’avortement, la vaccination, les droits des LGBT, la crédibilité des experts et des médias. Son langage outrancier libère en quelque sorte ceux qui ont envie de penser comme lui et n’osaient jusque-là ni le dire ni peut-être se l’avouer à eux-mêmes.
Trump incarne le conservatisme américain le plus étroit d’esprit, associé au libéralisme le plus débridé, étranger à toute avancée sociale. Pourfendeur de « la gauche » sous tous ses aspects, il en fait son adversaire irréductible : il attribue sa dernière inculpation, en Géorgie, à une procureure « d’extrême gauche ». Sa clientèle fidèle rassemble ceux à qui la moindre idée de gauche donne des boutons.
Une infirmité en matière d’esprit critique
Mais la communion dans l’extrémisme obtus ne suffit pas pour justifier la fidélité béate des trumpistes. Encore faut-il qu’ils aient pu prendre pour argent comptant les fariboles de leur mentor. Si celui-ci peut, comme tout le monde, commettre une erreur et dire une contrevérité, il n’en reste pas là : il désinforme sciemment, très lucide – pour une fois – quant à la fausseté de ce qu’il affirme. Pour obtenir les suffrages par cette voie, le tribun a besoin d’un public à la crédulité sans mesure.
Tel est le cas, semble-t-il. Ces inconditionnels ont-ils abdiqué toute prétention à un esprit critique élémentaire ? « Comment expliquer que presque la moitié des Américains accordent du crédit à certains propos de Donald Trump ? C’est ahurissant. Dans leur scolarité, ils auraient dû être éduqués pour qu’au moins une partie d’entre eux doutent et prennent un peu de distance avec des affirmations pareilles. », remarque le Professeur Romainville dans un entretien[3] en marge de la parution de son récent ouvrage, À l’école du doute[4].
Pour l’auteur, la crédulité des trumpistes n’est que la partie émergée d’un iceberg bien plus menaçant : la propension à réagir au déferlement d’informations avec l’esprit critique anesthésié propre, entre autres, aux amateurs de complots. Si parfois nous pensons mal, c’est que nous sommes influencés – comme tout humain – par des biais cognitifs, émotionnels ou idéologiques, dont le mécanisme est étudié en détail. L’école du doute a pour mission d’organiser la prise de conscience de ces biais et de leurs ruses. La distance prise permet à l’élève de ne plus les laisser jouer n’importe quand et de choisir où il faut les mater pour penser juste. L’œuvre serait de salut public si cette analyse parvenait à (res)susciter l’esprit critique de ses lecteurs. Risquons une utopie : qu’une traduction anglaise réalisée en urgence puisse encore peser sur les élections américaines de 2024 et leur rendre la raison.
[1] Médecin, directeur du groupe Médecine et Hygiène et rédacteur en chef de la Revue Médicale Suisse.
[2] https://www.revmed.ch/revue-medicale-suisse/2017/revue-medicale-suisse-553/donald-trump-sa-maladie-mentale-et-nous
[3] https://www.levif.be/belgique/enseignement/il-est-urgent-que-lecole-dispense-une-education-au-doute/
[4] Marc Romainville, À l’école du doute. Apprendre à penser juste en découvrant pourquoi l’on pense faux, Paris, PUF, 2023.
Publié sur le site du Soir, le mercredi 30 août 2023, à 13 h 36.