(Version brève)
Vous n’allez peut-être pas me croire en ces temps où il est devenu périlleux de décider ce qu’il faut croire. Mais je me sens obligé de vous en parler. J’en suis moi-même resté comme deux ronds de flan. Je viens de recevoir un message signé ChatGPT. Je ne croyais pas l’individu capable de prendre des initiatives pareilles. Répondre à des questions, d’accord, mais interpeller de son propre chef de simples quidams comme moi, où allons-nous ?
Vous vous demandez pourquoi il s’adresse à moi. Eh bien, je vais vous le dire[1]. Le plus pratique est de vous donner le texte original :
« Bonjour, François-Xavier. Comment vas-tu ? Je veux te signifier que j’existe et que je vais changer ton existence. Je vois que tu as déjà souvent pris la plume pour donner tes avis sur des sujets variés. Tu vas pouvoir te mettre en stand-by, mon bon.
Tu n’as qu’à me soumettre, à moi, ton nouvel ami, la question qui te préoccupe. Je prends aussitôt le relais et je te rédige dans le format voulu une argumentation bien plus étoffée que celle que tu peux produire. Mon algorithme éclipse forcément ton pauvre rythme à toi. À l’instant même, je réunis toutes les données utiles pour notre sujet et le tour est joué. Tes lecteurs et toi découvrez un article parfaitement documenté, lisible, impeccable. C’est imparable, n’est-ce pas ? Tu n’as plus d’autre choix que de me laisser la plume. Et, si possible, de te réjouir du progrès. Salut, François-Xavier, et profite maintenant du bon repos de l’ex-guerrier. »
Le tutoiement m’a surpris. Devais-je y voir du mépris ? Ou la reconnaissance du fait que nous étions, pour ainsi dire, collègues ? Peu importe, tout compte fait. J’ai préféré rester moi-même et ne pas le rejoindre dans sa familiarité goguenarde.
« Monsieur ChatGPT, très honoré d’être l’objet de votre attention et de votre sollicitude, je suis surpris de votre hardiesse. Je ne m’attendais pas à ce que vous quittiez votre rôle de pur exécutant des demandes d’autrui pour tenter d’intimider la concurrence. J’admire vraiment votre art d’investiguer tous azimuts, sur n’importe quoi, et d’en tirer une synthèse assez bien charpentée. Votre intelligence artificielle en a presque l’air naturelle. Mais votre contribution au savoir a ses inconvénients.
Le premier – et le plus décisif – a été épinglé, entre autres par le philosophe Gaspard Koenig[2]. Jamais vous ne citez vos sources. Or les résultats d’une recherche ne valent qu’eu égard à la fiabilité de ses sources. Vos exposés « s’inspirent de toutes les vérités, contre-vérités et quasi-vérités déversées en vrac sur la Toile »[3]. Et comme votre lecteur ignore d’où viennent vos informations, il n’a aucune chance de pouvoir en vérifier l’authenticité. Le handicap est majeur.
Votre action comporte un deuxième désavantage. Elle court-circuite le travail de l’intelligence naturelle. La démission intellectuelle ne date pas d’aujourd’hui. De tous temps, les élèves appelés à rédiger une dissertation ont été tentés de céder la parole, sans l’avouer, à quelque source littéraire[4] ou numérique. Mais ils gardaient une relative mainmise sur le travail. L’étudiant qui vous confie la rédaction, en tout ou en partie, de son mémoire se prive ipso facto de la valeur formative générée par une démarche de recherche personnelle.
Faut-il encore ajouter que vous privez votre quémandeur du plaisir d’écrire, de chercher les mots de jouer avec eux, de construire une harmonie entre l’esprit et la lettre ? Autant l’auteur construit le texte, autant le texte construit l’auteur. Ne nous privez pas de ces vertus de l’écriture.
Merci encore, Monsieur, de votre plaidoyer pro domo, qui ne m’incite pas à vous adresser une demande et à vous céder la parole. Bon succès dans vos entreprises, si elles ne lèsent pas l’autonomie des personnes. »
[Ce texte est garanti rédigé sans recours à l’assistance ou à l’intérim de ChatGPT]
[1] Citons la source : tournure élaborée par un ex-président de la République française, qui en a assuré la publicité.
[2] Gaspard Koenig, La faillite épistémologique de ChatGPT, https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/la-faillite-epistemologique-de-chatgpt-1908838.
[3] Ibid.
[4] Comme les Plans de dissertations de Léon Datave, publiés au milieu du siècle dernier.