Récemment, je me suis plongé dans la lecture – passionnante, et recommandable – d’un ouvrage du linguiste français Alain Bentolila, Nous ne sommes pas des bonobos. Créateurs et créatures. C’est la démonstration enthousiaste de l’importance du langage pendant que se construit la personne humaine que nous sommes. Pour l’auteur, le langage humain diffère essentiellement du langage animal : l’un « se limite à transmettre ce qui est vu, entendu, senti ou voulu », l’autre « a ce pouvoir propre à l’humain de « créer » un monde »[1]. Il est indubitable que la maîtrise de ce langage-là nous distingue des bonobos, même si leur potentiel intellectuel étonnant a permis à l’un d’eux d’apprendre à utiliser 348 symboles d’un clavier pour communiquer.
Premier critère du langage humain : la vérité
« Dépassant les témoignages ou la banale description, les hommes par la parole échappent à la tyrannie du ponctuel : vrai maintenant, vrai hier, encore vrai demain ; vrai ici, vrai ailleurs… (…) C’est bien la construction d’une intelligence commune qui rassemble les hommes – et seulement les hommes – dans un dialogue patient, tolérant et exigeant[2]. »
Retenons dès lors que l’homme reste au nombre des hommes quand il recherche la vérité pour la dire et la partager. Prendre la parole comme humain, en privé ou en public, c’est entreprendre de construire un point de vue commun : non pas inventer et décréter une « vérité » arbitraire, mais ouvrir ensemble les yeux sur la réalité telle qu’elle est.
Deuxième critère du langage humain : l’éthique
« En ouvrant aux hommes la possibilité de dire l’infini du vrai, le langage sert avec le même dévouement l’usurpateur et le juste. À l’un comme à l’autre, il donne le même pouvoir de situer leur discours au-delà du constat, hors d’atteinte du perçu. C’est bien parce que le langage donne aux hommes ce pouvoir démesuré d’ »allégation sans preuve » qu’il impose une exigence éthique sans faille à celui qui parle, tout comme il impose une vigilance aiguë à celui qui comprend.[3] »
Est pleinement humain et le manifeste par là celui qui, conscient des possibilités quasi illimitées du langage, les canalise au service d’un mieux commun. Le n’importe quoi dit pour n’importe quoi disqualifie l’orateur ou l’écrivain : ils révèlent l’absence, volontaire ou non, de cette exigence éthique « inscrite au cœur même du verbe », qui « en fait l’irréductible spécificité humaine ».
Troisième critère du langage humain : les ressources de langue
En face du bonobo avec ses 348 signes, il existe des humains dont le vocabulaire ne compte pas beaucoup plus que 348 mots. Pareils démunis se trouvent ipso facto « dans une situation d’insécurité linguistique globale (à l’oral comme à l’écrit) qui obscurcit durablement leur horizon culturel et professionnel »[4].
Que ce déficit soit le résultat d’une éducation défaillante ou d’une allergie personnelle à la culture d’une société donnée, il a un impact décisif sur l’individu concerné : sa capacité de langage, c’est-à-dire celle d’être créateur d’un monde nouveau, rétrécit comme peau de chagrin. Le sujet a cessé – parfois depuis longtemps – de progresser dans sa découverte des infinis du langage, alors que c’est la voie naturelle pour croître en personnalité et en humanité, pour devenir soi-même.
Dans son apologie du langage, Alain Bentolila se garde de tout jugement sur le porteur de ce handicap langagier, même en l’absence des trois critères. Il constate seulement que ce déshérité est empêché de profiter de toutes les virtualités du langage humain. Restant bien sûr créature, avec tout le respect qu’on lui doit, il éprouve toutes les difficultés du monde à devenir créateur.
Heureusement, bien des voies d’épanouissement s’ouvrent à ces estropiés du langage. Mais ils ne seront forcément pas à l’aise dans les fonctions où le langage joue un rôle primordial. Ceux qui les connaissent éviteront de les pousser vers des charges à responsabilités, chef, dirigeant, directeur, patron. Ou président.
[1] Alain Bentolila, Nous ne sommes pas des bonobos. Créateurs et créatures, Paris, Odile Jacob, 2021, p. 8.
[2] Ibid, p. 34.
[3] Ibid.,p. 36.
[4] Ibid., p. 171.
Proposé à La Libre Belgique le 7 novembre 2024, qui « n’a pas eu l’occasion de lui donner suite dans ses pages. Et donc inédit.
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