L’évaluation est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. À tous vents, dans tous les azimuts, partout, tout le temps, il paraît devenu crucial d’évaluer. Ce prurit en déstabilise plus d’un, contribue au stress ambiant et à la banalisation du burn-out. Aucun domaine n’y échappe, mais c’est l’enseignement qui a le pompon.
L’évaluation phagocyte l’enseignement
La mi-juin célèbre fidèlement le rituel des examens de fin d’année. Quel bonheur si l’évaluation se contentait de cette quinzaine, sa propriété privée ! C’est loin d’être le cas. Au début de juin, ma petite-fille m’annonçait, pour le lendemain, une épreuve de néerlandais, destinée à alléger la période d’examens. Les élèves, ajoutait-elle, ont l’impression qu’il a y a tout le temps des interros.
Ne confond-on pas l’évaluation continuelle avec l’évaluation continue ? Cette dernière n’interroge pas à qui mieux mieux ; elle supervise d’assez près le travail de l’élève pour qu’il puisse y situer son niveau de compétence presque à tout moment. Bien suivis, les travaux réalisés en classe dans cette optique offrent un terrain d’évaluation très révélateur, au cœur de l’apprentissage. Tandis que les interros et examens engloutissent du temps utile pour apprendre. De plus, l’épreuve à venir et celle qui se termine préoccupent l’élève, voire le stressent. Son attention et sa liberté d’esprit en sont phagocytées.
Le temps et l’énergie de l’autre protagoniste, le professeur, s’en trouvent aussi dévorés. Car l’évaluation a été « technicisée », sous prétexte de la rendre plus objective. Un professeur d’horticulture me confiait que les grilles concoctées par les experts lui enjoignent de cocher, chez chaque élève, un des six niveaux d’acquisition pour dix-sept compétences. La composition française – dite jadis « dissertation » – s’évalue non plus par un commentaire rédigé, mais grâce à des grilles à entrées multiples, disséquant les compétences requises. Vous imaginez la part que tout ce travail administratif vole à la simple préparation des cours. Et la relation pédagogique y gagne-t-elle si les grilles à cocher supplantent l’avis écrit ou verbal d’un humain ?
Quant au Pacte d’excellence, ila été, lui aussi, victime du même effet. L’inflation de l’évaluation des enseignants a soulevé et soulève encore nombre de discussions qui absorbent un temps et un intérêt perdus pour d’autres débats.
L’évaluation phagocyte la vie courante
L’enseignement est loin d’être la chasse gardée de l’évaluation tentaculaire. La voici surgir au téléphone. Vous tentez de contacter un service, une entreprise, une administration. Un humain va-t-il vous répondre ? Que nenni ! Une voix posée impersonnelle avertit que votre conversation va être enregistrée pour évaluer la qualité de l’entretien. Après ce suspens obligé, le contact humain, postposé, aura quand même lieu. Ouf !
Que vous soyez récemment passés au contrôle technique automobile, que vous ayez fait des emplettes dans un magasin où une carte vous fidélise, que vous ayez reçu la veille un colis livré à domicile – et j’en passe ! –, vous êtes loin d’un repos mérité. Votre boîte de réception va accueillir très vite un message vous demandant d’évaluer l’opération ou la transaction. Êtes-vous satisfait un peu, beaucoup, pas du tout de ce qui vient de se passer ? Cochez, s’il vous plaît, quelques cases pour le faire savoir. Mesurez chance de pouvoir consacrer votre temps à évaluer.
Est-ce grave, docteur ?
Restons positifs. Partons de l’a priori que le souci d’évaluer correspond en général à une intention louable : s’informer pour améliorer les choses. Mais gardons aussi à l’esprit qu’une évaluation est souvent perçue – à tort ? – comme un jugement de valeur qui englobe à la fois l’objet évalué et la personne impliquée. Le verdict peut traumatiser. La juste mesure paraît dès lors souhaitable. À la fois dans le nombre d’évaluations et dans leur technicisation. Pour que l’humain reste présent et premier. Dans l’immédiat, rassurez-vous : il n’y a aucune nécessité d’évaluer la présente réflexion.