Au IVe siècle avant notre ère, les importuns indélicats étaient déjà légion, au point de susciter l’attention de Théophraste, philosophe grec élève et successeur d’Aristote. Dans ses Caractères, il en a fournit un catalogue assez varié, qui ne manque pas de piquant.
Du moulin à paroles « qui se répand en paroles interminables et sans à-propos » au rustre qui fait preuve « d’une balourdise malséante », du phraseur, victime « d’une incontinence de langage » au mufle, « dur en paroles dans les contacts sociaux », de la fripouille qui « invective les puissants, avec le caractère d’un marchand du marché, débraillé et prêt à tout » à la gazette, qui « colporte des faits et de propos contraires à la vérité ». Sans oublier l’arrogant, qui « a le mépris de tout sauf de soi-même ».
Presque rien de nouveau, donc, sous le soleil. Une incursion, même brève, sur les réseaux sociaux ou les forums de discussion nous permet de rencontrer illico un nombre quasi incalculable de spécimens qui colleraient très bien à ces définitions. Le fait nouveau, c’est qu’internet multiplie à l’infini les contacts : en quelques instants du monde virtuel, on est confronté à une foultitude d’individus de toutes catégories. Bien plus et plus vite que dans la vie réelle.
Comme souvent, les chicaneurs, les bagarreurs font le spectacle plus que les modérés. Comme souvent, les protestataires occupent le terrain que leur concède la majorité silencieuse. Mais, sur internet, dès qu’il y a contradiction, une violence latente paraît prête à se déchaîner à tout moment. Pourquoi donc les querelleurs du net sont-ils bien plus nombreux et plus débridés que dans notre réel quotidien ?
Un maître-mot pour comprendre le phénomène qui transforme des humains en sauvages n’est-il pas l’anonymat ? À condition de l’envisager sous différents angles.
Le masque est un complice classique de la violence. Accessoire privilégié du casseur, il est désormais considéré, en cas de fouille, comme l’indice d’intentions « méchantes » et de la volonté de passer à l’acte à la première occasion. Sur le net aussi, beaucoup d’agresseurs agissent masqués, comptant sans doute sur une impunité que des repérages minutieux leur contesteraient.
Mais, même ceux qui signent leurs invectives, insultes, dénigrements, grossièretés bénéficient d’un certain anonymat : la quasi-totalité de leurs lecteurs ne les connaissent pas « en vrai », en dehors de leurs criailleries virtuelles. Qui retrouvera l’injurieux dans la vie réelle et l’appréciera différemment pour la cause, sachant que l’insulte en apprend bien plus sur son auteur que sur sa cible ? Ainsi donc le violent pathologique n’est-il pas dissuadé par la crainte de voir son image se dégrader et se retourner contre lui.
C’est un peu comme si, dans l’univers virtuel, les personnes perdaient toute consistance, voire toute existence en tant que personne. Comme si, dès lors, toute empathie devenait impossible. Se crée une sorte de double anonymat. L’agresseur n’est plus personne, puisque l’agressé n’est plus personne.
Comment réagirait un énergumène de la toile s’il se retrouvait, comme par miracle, en présence réelle de son souffre-douleur ? Continuerait-il sur le même ton ? Il était bien plus irrespectueux de ne pas voir en chair et en os celui qu’il insultait ou qu’il harcelait. De ne pas lire sur son visage les sentiments amers. Mais aussi de ne pas faire voir son propre visage altéré par la cruauté et la haine. Sans doute la plupart des fureurs virtuelles s’éteindraient-elles dans les face-à-face réels.
Souhaitons à tous ces mauvais coucheurs omniprésents sur internet de ne pas importer leur handicap d’empathie dans les relations qu’ils connaissent sur la terre ferme. Cela fera le bonheur de leurs proches, de leurs amis et de leurs collègues. Et pourquoi, par contrecoup, cette redécouverte de la compassion ne leur créerait-elle pas sur le net un nouveau profil ? Celui d’interlocuteur humain et fréquentable.