Un raz-de-marée d’amertume déferle et submerge. De tous les coins du monde, les médias nous renvoient chaque jour la vision de foules déchaînées, vociférant et brisant tout sur leur passage. La plupart des manifestations nécessitent l’encadrement par des forces de police. Pacifique au départ, tout rassemblement risque d’être phagocyté par des casseurs, des hooligans, des trublions professionnels.
Mais à côté des experts de la violence, ces concentrations d’énergumènes enragés comptent aussi des citoyens comme vous et moi –? – saisis par une frénésie d’opposition. Ils prétendent incarner la « vraie démocratie », d’après eux « celle de la rue ». L’autre démocratie, pour laquelle ils ont désigné par vote des représentants les trahit. Ils la désavouent, prêts à braver par la force les pouvoirs publics. Comme si la prise ou le maintien d’une décision qui ne leur convient pas justifiait non seulement de descendre le crier dans la rue, mais, faute de satisfaction, de recourir à la violence contre les services d’ordre et au vandalisme vis-à-vis des biens communs.
L’amertume à la française
La France traverse pour l’instant des moments difficiles et inquiétants. Les pays voisins s’étonnent d’y voir contester une réforme qui recule l’âge de la pension à soixante-quatre ans. Or la limite est plus élevée presque partout ailleurs. Une minorité de citoyens – sur 67 millions d’habitants –, dopés par les syndicats et les mouvements extrémistes, s’imagine soutenue par une majorité silencieuse. Cela suffit. À répétition, on descend dans la rue, on manifeste, on casse.
Toujours en France, d’autres amertumes prennent le relais : à Sainte-Soline, une manifestation interdite rassemble des milliers d’« anti-bassines ». Un projet vise à créer des réserves d’eau destinées aux agriculteurs de la région. Indignation de non-agriculteurs soucieux de leur eau à eux ! Cela suffit. Ces contestataires « illégaux » envahissent le site et certains attaquent la police avec des armes de guerre.
À la violence du « peuple » répond celle – plus mesurée, mais choquante – des parlementaires : leurs « (d)ébats » à l’Assemblée Nationale sur la réforme des pensions ont été truffés de blocages, chicaneries, obstructions, algarades, invectives, manques de respect, voire insultes, peu compatibles avec la « dignité parlementaire ».
L’amertume ailleurs
La filière belge du groupe Delhaize décide de céder à des gérants les magasins qui ne sont pas encore franchisés. Amers, les syndicats s’opposent sans nuances. La violence consiste à bloquer des dépôts et des magasins à coups de piquets de grève. Le travail de tous, magasins franchisés compris est impacté. Qui gagnera le bras de fer ?
Sur un autre continent, un Donald trop présent dans les canards lance sa deuxième campagne présidentielle. Son fond de commerce n’est autre que l’amertume des « victimes de l’État profond ». Qu’elles se défendent contre le Système par tous les moyens. Pourquoi pas la même violence que celle d’un lugubre 6 janvier au Capitole ?
Parfois, l’amertume se tait. Que peut-elle contre une violence d’État, institutionnalisée et banalisée, comme dans le régime soviétique ? Quel Russe s’opposera encore à la guerre en Ukraine en sachant qu’une fillette de douze ans a été interpellée pour avoir dessiné une famille ukrainienne menacée par les missiles russes ? Ce silence-là ne signifie pas que les insatisfactions disparaissent. Elles attendent leur heure.
En Israël, des errances qui conduiraient le régime au-delà de l’extrême droite provoquent, depuis des mois, des protestations dans la rue. Elles refusent que les politiques s’octroient un pouvoir supérieur à celui de la justice. Et là aussi, les violences urbaines prennent le relais au point d’entraîner une suspension du projet.
Notre ère devient-elle plus amère ?
Il n’existe sans doute pas de statistiques en la matière. Mais jusqu’ici, me semble-t-il, les citoyens n’exprimaient pas autant leurs amertumes et ne les assortissaient pas d’une telle intransigeance. Moins de gens étaient prêts à dériver d’une opposition ferme vers une violence hargneuse et vandale. Plusieurs facteurs pourraient expliquer cette dégradation.
Sur le fond d’abord, n’est-il pas indéniable que les raisons de s’indigner se sont multipliées ? Les obstacles à l’épanouissement personnel foisonnent au fil des crises qui se sont succédé et sont loin d’avoir désarmé. Même chez ceux qui sourient, souvent le sourire radieux s’est mué,avec volontarisme, en sourire forcé.
En outre, l’émotion – trop souvent condamnée à la portion congrue ? – ne prend-elle pas désormais l’ascendant sur la raison ? Beaucoup d’entre nous avaient coutume de suspendre leurs réactions à fleur de peau. Nous prenions le temps de les soumettre à une critique rationnelle lucide avant de les exprimer et de les publier.
Or les moyens d’expression et de publication ont été complètement chamboulés en très peu de temps et convertis au culte de l’immédiateté. Si les amertumes et leurs clameurs prolifèrent, elles le doivent surtout aux bons soins d’internet. La moindre récrimination peut « devenir virale » et recevoir des myriades de Likes, autant d’encouragements à « ne rien lâcher ». Le moindre projet de manifester peut mobiliser en quelques instants n’importe qui, sympathisants proches ou lointains, compatriotes ou non, pacifistes ou casseurs professionnels. La Toile a conféré aux amertumes un pouvoir tentaculaire dont elles usent et abusent. Et dont l’abus sera aggravé par le relais ingérable de l’intelligence artificielle.
Endiguer pareille vague apparaît comme un travail de titan. Mais dans le pas à pas quotidien, est-il irréaliste d’espérer que l’adhésion rivalise plus avec le rejet, le oui avec le non. Et si lles satisfactions, les approbations se disaient et se propageaient autant que les amertumes, les rancœurs ? Et si les médias tendaient les micros moins aux démolisseurs qu’aux créateurs ? S’ils partaient même en quête des avis de non-manifestants justifiant leurs choix ? Et si les rues se dégageaient un peu des soucis politiques pour redevenir plus souvent un lieu de paisibles promenades, comme au bord de la mer ?