Après une carrière de plus de quarante ans dans l’enseignement, je suis inquiet : dois-je me culpabiliser de n’avoir pas été suffisamment évalué ? Un Pacte d’excellence anticipé m’aurait-il « soutenu et accompagné »[1] comme le prévoit le pacte actuel ? Je n’ai jamais eu à me plaindre, comme beaucoup, dit-on, aujourd’hui, de « manque de soutien et d’isolement ». Bien plus souvent que tous les trois ans, j’ai eu l’occasion de parler de mon travail avec la direction, d’exprimer « mes besoins, mes difficultés potentielles » et de recevoir « un feed-back positif », sans bénéficier néanmoins « à la clef de formations ou d’un accompagnement par des collègues expérimentés ».
Est-il prétentieux d’oser supposer que je n’aurais sans doute pas dû être soumis à une « évaluation sommative » débouchant sur un licenciement, pour avoir « présenté des carences manifestes répétées et avoir refusé l’accompagnement proposé » ?
L’effort pour faire bénéficier tous les enseignants des modes d’évaluation qui fonctionnent déjà avec de bons résultats est méritoire. Maladroite l’insistance sur les sanctions qui ne concernent qu’une infime minorité.
L’évaluation continue et formative de l’enseignant
Un regard rétrospectif me pousse à dire que, dans le quotidien de mes cours, j’ai pu tirer parti d’une évaluation permanente. Quelles meilleures indications, en effet, sur la qualité d’un enseignement que celles fournies par les élèves eux-mêmes ? Je ne songe pas ici aux procédures en vogue qui demandent aux élèves ou étudiants d’évaluer les cours reçus. Je parle simplement de la manière d’être des élèves.
Tout enseignant jauge dans le regard, l’attitude et les travaux des élèves le succès ou l’insuccès de la relation pédagogique qu’il est en train d’essayer de nouer et de maintenir. Les rencontres et les dialogues avec les élèves, dans le cours et en dehors du cours, lui situent sans ambiguïté et sans cesse les réussites et les difficultés. Il confirme, il rectifie, il s’adapte, il progresse.
Les commentaires des anciens élèves, enrichis par le recul qu’ils ont pris, nous aident aussi à préciser le diagnostic et à corriger, si nécessaire. Or tous ces ajustements ne portent pas seulement sur le contenu des cours. Ils impactent aussi la façon de créer dans un groupe une ambiance où le travail fait bon ménage avec la convivialité.
Je n’oublie pas les parents, témoins indirects de l’éducation reçue à l’école, dont les réactions le plus souvent constructives mettent en lumière la diversité des attentes, des perceptions et des appréciations.
Cette évaluation empirique peut servir de procédure d’auto-licenciement. J’ai connu plusieurs collègues que des constats négatifs répétés et, de leur point de vue, sans remèdes ont poussés à quitter la carrière et à chercher ailleurs leur épanouissement.
La quadrature du cercle ?
Dans toutes les professions, la compétence technique n’est pas le seul critère de la valeur ni de l’efficacité du travailleur. Sa manière d’être au travail et d’être avec les autres influence son rendement. Mais dans les tâches d’éducation, le critère de la densité humaine se trouve – au moins – sur le même pied que celui de l’expertise scientifique.
Des réformes successives ont (hyper)technicisé l’enseignement et peut-être induit qu’un enseignant est aussi facile à évaluer que sa technicité. Ce n’est pas le cas. Et il sera dès lors très délicat de mettre en place une « évaluation sommative » juste et respectueuse des personnes.
Heureusement, la Ministre le dit : « Je suis convaincue que l’immense majorité des profs fonctionnent bien. »
Sans doute puis-je continuer à supputer que mon fonctionnement n’a pas eu trop à souffrir d’une carence d’évaluation. Par ailleurs, cela me réjouit de penser que les enseignants présents dans les écoles vont profiter de ce nouveau dispositif. D’autant que forcément ils ne perdront pas leurs évaluateurs bénévoles et sensibles aux deux critères : leurs élèves.
[1] Les textes placés entre guillemets font référence à une interview de la Ministre Désir répercutée par Le Soir le 7 février 2023.