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Le songe intérieur qu’on n’achève jamais

Nous ne sommes pas des bœufs. Or c’est à eux que Charles-Marie Leconte de Lisle prête ce songe intérieur qu’« ils suivent de leurs yeux languissants et superbes »[1]. Pouvons-nous extrapoler sans choquer les défenseurs de la cause animale ? Et  reconnaître aux humains que nous sommes le droit de partager avec les bovins ce privilège de songer ?

Car songer, c’est vivre d’abord en soi ce qu’on vivra plus tard. Anticiper en façonnant l’instant à venir neuf et ouvert à tous les possibles. Chaque seconde de vie est ainsi pré-vue avant d’être vécue. Chacun de nous est en tête-à-tête avec son propre songe. Il peut lui donner carte blanche ou le condamner au carcan. En faire un partenaire ou le mettre au placard.

Autant d’humains, autant de songes

Entre humains, jamais il n’y a eu, il n’y a, il n’y aura deux songes semblables, ni deux existences identiques. La diversité est extrême, tant dans la teneur même des songes que dans la maîtrise et l’autonomie des « songeurs ». À l’époque du « Chacun son choix », la tendance risquerait d’être à l’avenant : chacun son rêve, advienne que pourra. Au moment où certains considèrent que, sur les réseaux sociaux, n’importe quoi peut se dire et se faire, le songe risquerait d’être n’importe quoi, dans un individualisme forcené. A contrario, quand l’appel à un regain d’humanité est sur (presque) toutes les lèvres, les songes pourraient être tentés de prendre l’humain pour fil conducteur.

C’est à nous, chacun, de décider quel espace et quelle initiative nous laissons à notre vie intérieure, quel temps nous lui ménageons pour qu’elle puisse se déployer. Impossible de songer si les instants considérés comme « rentables » de notre existence relèvent tous d’un activisme sans trêve ni repos.

Songer pour aller au-delà des désillusions

Si nous donnons voix au chapitre à ce songe, qui est notre interlocuteur permanent, n’hésitons pas à l’interpeller. Voici ce que je suggérerais au mien.

« Ne te précipite pas, ô mon songe. La vitesse n’est ni ton fort, ni une force. Tu as besoin de respirer plutôt que de t’essouffler. Un songe ne court pas après le temps. Il le devance.

Avant de te lancer, jette un coup d’œil alentour de toi. Comment vit le monde où tu vas émerger ? S’il est plus menaçant que rassurant, ne mets pas d’œillères, mais ne panique pas pour autant. Par définition, tu gardes ton autonomie, même face aux coups de boutoir en tous genres. Parfois, le climat, la mer, la terre se déchaînent, parfois la maladie et la mort, parfois aussi des hommes aux songes dévoyés. Si tu peux, essaie de tenir à une certaine distance ce ou ceux que saisit une folie soudaine. Tu préserveras ainsi ta nature de songe. À condition de t’ouvrir une percée vers d’autres possibles.

N’oublie pas non plus de t’intéresser aux autres songes, d’hier et d’aujourd’hui. Tu ne seras pas indépendant en ignorant tous ces voisins en humanité. Laisse-les entrer en toi. Tu les verras tantôt te ressembler et tantôt différer de toi. Tu te définiras par eux. Tu deviendras toi parce que tu percevras comment ils sont eux.

Ainsi déjà nanti, enrichis-toi encore, en restant toi-même, de tous les stimuli du dehors et du dedans. Trace-moi une ligne directrice. Je la préfère aux méandres du hasard. »

Dans le désenchantement ambiant, la force des songes, essentielle, gagnerait à être ravivée. Bien sûr, ils ne sont pas tous égaux et respectables. Comment expliquer les bassesses et les lâchetés dont nous sommes témoins sinon en postulant qu’elles procèdent de songes asphyxiés ou pervertis ? Minoritaires, heureusement. Car combien d’autres personnes, au lieu de se focaliser sur leur ego, continuent avec patience à cultiver leur songe intérieur toujours inachevé ? L’humanité est du côté de cette majorité-là et lui doit beaucoup. Quand on y songe…


[1]Dans son poème Midi, dont voici le quatrain complet :

Non loin, quelques bœufs blancs, couchés parmi les herbes,

Bavent avec lenteur sur leurs fanons épais,

Et suivent de leurs yeux languissants et superbes

Le songe intérieur qu’ils n’achèvent jamais.

Publié dans La Libre Belgique, p. 35, le vendredi 25 novembre 2022, sous ce titre (mais sans les intertitres) et sur le site de La Libre Belgique, le même jour, à 12 h 19, sous le titre « Dans le désenchantement ambiant, la force des songes gagnerait à être ravivée ».

Publié dansPhilosophie pratiqueSociétéSpiritualité