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Le – de plus en plus ? – dur métier de vivre

« Le dur métier de vivre » est le titre d’une eau-forte du peintre Georges Rouault, au style pictural très particulier, rappelant qu’il a été au départ l’apprenti d’un peintre de vitraux. L’œuvre figure, en noir sur blanc, un homme nu, les yeux fermés, la nuque courbée comme si pesait sur elle tout le poids du monde.

Pour Rouault, si la vie est dure, c’est, écrit-il, qu’elle est sous-tendue par la tromperie : « Nous ne sommes que mensonge, duplicité, contrariété, et nous cachons et nous déguisons à nous-mêmes. » Vision partiale et pessimisme du monde de ce milieu du XXe siècle. Excessive ?

Il me semble. Car de ma jeunesse, contemporaine de ce noir dessin, je garde un autre souvenir. Une voie, sinon royale, au moins possible et motivante s’ouvrait devant nous, les jeunes d’alors. Le monde renouait avec la paix et attendait des constructeurs. Tout le contraire d’un désespoir qui se propage aujourd’hui et pousse de plus en plus de jeunes au suicide, surtout depuis 2019.

Bien sûr le Covid est passé par là, enterrant l’idée d’une toute-puissance de la science. Mais bien d’autres causes obscurcissent l’horizon ou même risquent de le boucher. L’évolution des choses a chamboulé les cadres de vie et rendu plus dur le « métier de vivre », surtout pour celles et ceux qui y sont en apprentissage.

Quel pack de vie la société des adultes laisse-t-elle entrevoir aux jeunes qui entament leur parcours d’êtres humains ? Quelles différences avec le pack du siècle dernier ? Épinglons-en une qui en résume beaucoup d’autres : la perte des références, de ces « éléments qui servent de points de départ à une comparaison, pour effectuer un calcul, une évaluation ». Sans références, impossible de se situer, de savoir où on en est, et donc où on pourrait aller et ce qu’on pourrait faire.

 Un point d’ancrage possible a été et reste pour certains la science, déjà évoquée,. Mais elle est en souffrance. Elle a perdu de son aura dans sa relative impuissance face à un virus. Elle n’a pas non plus réussi jusqu’ici à détourner notre planète de la course au désastre. Et le débat sur le réchauffement climatique n’aide pas la science à redorer son blason. En face des experts qui multiplient les rapports alarmistes, d’autres « scientifiques », mandatés et appointés par des requins économiques, ont inventé une nouvelle variante du négationnisme.

Une autre référence forte peut être la tradition, c’est-à-dire tout ce qui se transmet. À condition de la voir non comme figée, mais comme l’adaptation progressive et respectueuse des valeurs essentielles, dans quelque domaine que ce soit. Or la tradition aussi est en souffrance. Dans combien de domaines les « théories dépassées du passé » – sic – sont-elles battues en brèche par le naïf « C’est mon choix ! » d’un individualisme qui bazarde tout sans  recréer grand-chose ?

Une troisième référence de poids pour l’enfant et le jeune s’inscrit dans le quotidien des familles, des écoles, des groupes sportifs ou culturels. Il s’agit de l’adulte, tout simplement. Qui d’entre nous ne s’est pas construit au fil de face-à-face avec des femmes et des hommes défenseurs de valeurs significatives ? Sans écrans ni smartphones, nous avions le loisir de les rencontrer. L’emploi du temps d’un jeune de 2022 l’y autorise-t-il ? Entre le temps accordé aux rencontres réelles et celui que le virtuel dévore, de quel côté la balance penche-t-elle ?

Et si alors Internet était la nouvelle référence ? N’ouvre-t-il pas, dès la petite enfance parfois, l’accès à tout et n’importe quoi ? Mais quel accès ? Un foisonnement insensé où un enfant serait censé trouver un sens. Or le petiot ne détient encore aucun des instruments qui préparent une lucidité critique. Par sa surabondance, le web impose de choisir sans éduquer à choisir. Et l’adulte, qui pourrait compenser ce manque, est-il disponible ou lui-même rivé à son écran ? Un retour volontariste de tous, petits et grands, dans le monde réel n’apporterait-il pas déjà un début de solution ? Les contacts humains – en chair et en os – sont le creuset de toute humanisation. C’est là que se profilent pour les jeunes l’être et le monde qui pourraient leur garder intacte l’envie de vivre. Et d’exercer ce dur métier dont la pénibilité n’aurait plus rien d’insurmontable.

Publié dans La Libre Belgique, p. 41, le lundi 27/06/2022, sous le titre « Le dur métier de vivre ».

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