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Le journalisme sur le fil du rasoir

Rêvez-vous d’être journaliste ? Calmos ! Car le statut est tout, sauf une sinécure. La tâche d’informer n’est-elle pas plus que jamais enserrée dans une sorte de nœud gordien ?

La nature même de la profession la situe au carrefour d’exigences contradictoires. Le sociologue Patrick Champagne[1] le souligne : « Il n’existe pratiquement pas de grande presse d’informations générales qui puisse obéir à de pures considérations intellectuelles. La concurrence, l’urgence, les considérations de ventes et les contraintes politiques pèsent en permanence, dans des proportions variables selon les supports, sur la fabrication et la diffusion de l’information. » Mais sur ces pressions « de base », ajoute-t-il, se greffe désormais celle de la rapidité croissante de l’information.

 Trop vite, l’usage d’internet a induit auprès du public qu’il est possible – comme idéal à poursuivre ? – d’annoncer un événement presque au moment où il se produit. Cette quasi-instantanéité soumet tous les métiers de l’information à plusieurs tentations.

Incitation la plus évidente : considérer comme curcial d’être le premier sur la balle. Le meilleur informateur serait le plus rapide, quitte à risquer le clash faute de n’avoir pas assez recoupé les sources. Mais, même si l’annonce est in fine avérée, elle a été lancée sans le moindre recul. Le choix s’impose en permanence : balancer le fait brut pour devancer les concurrents ou prendre le temps de l’assortir d’éléments de contexte qui l’éclairent et lui donnent sa juste portée ? Analyse et immédiateté ne sympathisent presque jamais.

Deuxième tentation : se laisser envahir par le fait du jour au point de refuser toute place à d’autres centres d’intérêt. Combien de fois ces derniers temps avons-nous vu pages et écrans submergés par le sujet du moment, monté en épingle, sans mesure amplifié par cette exclusivité ? Dans ces cas-là, on dirait qu’un autre propos, par exemple une réflexion de fond, ne mérite plus d’être pris en compte ni publié. Autre chose n’existe plus que dans les marges.

La troisième tentation parachève la précédente : sauter de scoop en scoop, en effaçant l’autre sur-le-champ pour magnifier l’un. Le suivi des conséquences de l’un est éclipsé par la révélation nouvelle. Carrousel continu du discontinu.

Le rythme de sortie, devenu infernal, de l’information hypothèque donc lourdement le travail journalistique. Mais d’autres mises en cause ne sont pas négligeables non plus. Elles jettent le soupçon sur la crédibilité des médias traditionnels,.

Des politiciens mécontents de leur image médiatique accusent les journalistes de travestir sciemment la réalité. Eux-mêmes préfèrent la travestir à leur façon, sinon même créer leur propre canal d’« information ». Des conspirationnistes dénoncent la prétendue complicité des médias officiels avec un système – l’« État profond » –, censé couvrir les multiples dérives d’une caste corrompue – voire pédophile et satanique – qui dirige contre les intérêts du peuple. Des experts en communication manipulent les médias : ils construisent de toutes pièces des « informations » destinées à hisser sur le pavois tel individu, tel parti, telle croyance.

Comment et avec quel moral continuer à travailler quand votre parole se trouve décrédibilisée par certains ? Quand elle est contrebalancée par d’autres qui s’instaurent journalistes d’un jour ou de toujours sans avoir aucune compétence spécifique ? Et quand ces pseudo-informateurs trouvent une audience effarante auprès d’un public que la mauvaise foi et le mensonge semblent séduire plutôt que rebuter ?

Rendons-nous à l’évidence : de plus en plus, le journaliste est appelé à jouer au funambule sur le fil d’un rasoir. L’enjeu est de poids : une information fiable. Les qualités – peu banales – requises de celles et ceux qui informent ? Pour trier les faits et les mots pour les dire, qu’ils soient des arbitres lucides plutôt que des chantres de l’arbitraire.


[1] Patrick Champagne, La double dépendance. Quelques remarques sur les rapports entre les champs politique, économique et journalistique, pp. 129-146, dans Le journalisme, Les Essentiels d’Hermès, Éditions du CNRS, 2009.

Publié, sous le titre « Le journaliste est de plus en plus appelé à jouer au funambule sur le fil d’un rasoir », sur le site de La Libre Belgique, le samedi 12 mars 2021 à 13 h 41.

Publié dansEthiqueMédiasSociété