De tout temps et jusqu’à nos jours, les rues ont connu la cohue. De la frénésie des soldes d’été ou d’hiver aux manifestations de soutien ou de protestation, du Tour de France à la Marche blanche, les afflux de personnes nous ont habitués à leur déploiement, à leur envahissement, voire à leurs déchaînements. Ces agitations restent à l’ordre du jour. Mais la bousculade le plus impressionnante n’est-elle pas aujourd’hui virtuelle ? Internet et surtout les réseaux sociaux offrent aux acteurs humains une scène nouvelle pour leurs ébats chaotiques
La masse virtuelle a gardé toutes les caractéristiques de la foule réelle . Mais elle a accru de façon exponentielle et tentaculaire son pouvoir d’influencer.
Un sage stoïcien, Sénèque, s’adresse à la Rome – réelle – du premier siècle de notre ère. Il partage avec son ami Lucilius des réflexions, qui rebondissent étrangement vers la Cité virtuelle des internautes. « Tu cherches à savoir ce qu’à mon avis tu dois éviter par-dessus tout ? La foule. Tu n’y seras pas encore confronté en toute sécurité. Moi, du moins, j’avouerai ma faiblesse : jamais je ne ramène les mœurs que j’ai emmenées. Quelque chose de ce que j’ai mis en place est perturbé. Quelque chose de ce que j’ai éliminé est de retour[1]. »
À l’époque, le philosophe s’inquiète des emprises que pourrait exercer le tout-venant sur un jeune encore occupé à chercher sa voie. Maintenant, quel parent n’est pas préoccupé par le réservoir sans fond des rencontres, désirables et indésirables, que le réseau présente à tous les âges ? « La fréquentation du grand nombre est néfaste. Il n’y a personne qui ne nous fait pas miroiter quelque défaut ou l’imprime en nous ou nous en badigeonne à notre insu. En tout cas, plus grand est le public auquel nous sommes mêlés, plus il y a de danger[2]. »
Pour rencontrer la marée humaine, Lucilius devait sortir de chez lui ; rester à la maison pour se prémunir. Bien plus intrusive, la marée virtuelle s’immisce dans tous les foyers quand ils lui en offrent les moyens. Sa vague poursuit même l’individu qui sort de chez lui. Imaginons-le au cœur d’une foule. Il peut ignorer les gens, leur refuser d’exister en s’isolant, les yeux dévorés par son smartphone, où il rejoint l’autre foule, celle des habitants d’Internet.
Laquelle de ces deux foules est la plus contagieuse ? Auquel contact jeunes et moins jeunes courent-ils le plus grand risque d’être contaminés et d’y choper tel ou tel défaut ? Irréflexion, voire stupidité, emportement, agressivité, impolitesse, voire grossièreté, vulgarité, malhonnêteté, violence, haine, etc. Catalogue très abrégé des mœurs inoculées à tous les sujets influençables, s’ils ont pour maxime de vie que « les autres le font bien » et si, curieusement, ils se sentent grandis de rejoindre la horde.
« À ton avis, Lucilius, qu’arrive-t-il à ce tempérament contre lequel un assaut a été lancé devant tout le monde ? Fatalement tu imiteras ou tu auras horreur. Or les deux sont à éviter : ne pas s’assimiler aux mauvais, parce qu’ils sont en grand nombre, ne pas se faire l’ennemi du grand nombre, parce qu’il est différent[3]. » Sénèque attire l’attention sur cet autre risque pour le jeune Romain qui arpente les lieux publics, comme, par exemple, les jeux du cirque : en arriver à détester la majorité des humains, au spectacle étonné de leurs débordements.
Une petite escapade sur les réseaux sociaux ou, à défaut, sur les forums de discussion n’aurait-elle pas un effet comparable ? Le contenu, le ton et le style de certains commentaires ou interventions pourraient inciter le promeneur virtuel à dire après Molière : « L’ami du genre humain n’est point du tout mon fait.. »
Si telles étaient hier les menaces – pervertissement et misanthropie – guettant Lucilius dans la Rome concrète de son temps, si elles demeurent telles aujourd’hui pour le citoyen lambda dans la Cité virtuelle, quels pourraient être les esquives possibles ? Rester chez soi plutôt que de courir aux jeux du cirque nous semble a posteriori simple et dans les limites acceptables de la frustration. Rester à l’écart de la Toile est-il concevable par les temps qui courent ?
Admettons-le. L’abstinence complète aurait de lourds effets secondaires : combien d’informations, de documents, de contacts sociaux positifs, de facilités diverses désormais hors de portée. Par contre, est-il inimaginable de fréquenter Internet sans adhérer aux réseaux sociaux, forums et tutti quanti ? Pas du tout. Cette option est celle d’un certain nombre d’entre nous. Son attrait s’est intensifié chaque fois qu’un scandale a fait ressortir les usages illégitimes et sauvages dont avaient été victimes nos données personnelles. Beaucoup ont compris alors qu’il est tout à fait possible de se promener sur la Toile dans une relative quiétude en limitant les inconvénients et les risques des mouvements de foule.
Le progrès personnel, la découverte progressive de ce que nous sommes chacun appelés à être sont-ils nécessairement numérisés ? Le face-à-face avec un écran a-t-il vraiment pris le relais du face-à-face avec un autre humain, en chair et en os ? Le confinement a imposé les débats virtuels. La nouvelle habitude a fait découvrir que même un tête-à-tête par écrans interposés a quelque chose d’incomplet et de déficient. Quand, d’une rencontre personnelle, naît un surcroît d’humanité, chacun se donne comme raison : « Parce que c’était lui. Parce que c’était moi. »
In fine Sénèque souligne que cette interaction, impossible dans le brouhaha de la foule, s’opère au quotidien dans les rendez-vous paisibles avec nos proches et nos amis.
« Fais retraite en toi-même, autant que tu le peux. Réserve ton temps à ceux qui te rendront meilleur. Laisse entrer ceux que toi, tu peux rendre meilleurs. C’est réciproque. Les humains, tout en enseignant, s’instruisent[4]. »
[1]Sénèque, Lettres à Lucilius, I, 7, 1. Les traductions sont personnelles.
[2]Ibid., I, 7, 2.
[3]Ibid., I, 7, 7-8.
[4]Ibid., I, 7, 8.