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La place de la concorde en politique

De chamailleries en algarades et de guéguerres en prises de bec, la classe politique belge a étalé, depuis des années, une incapacité quasi viscérale à s’entendre, à s’accorder. Une zizanie tenace s’installe. Non seulement entre (ir)responsables politiques, mais entre politiques et citoyens. Divorces d’autant plus néfastes que la fonction politique aurait le plus grand besoin d’être réhabilitée et crédibilisée. Tout en nous bassinant les oreilles avec leur État de droit, ces élus montrent qu’ils ont perdu le sens de l’État comme communauté.

Ils n’ont pas assimilé le message d’Helmut Schmidt dans ses adieux au Bundestag : « Aucun ordre démocratique ne peut survivre sans une certaine mesure de communauté. Celle-ci peut s’exprimer sous forme de consensus sur le fond ou formellement sous forme de respect, voire d’amitié entre les membres des différents partis. Tout cela est de nécessité vitale pour notre Parlement. Sinon le Parlement n’aurait pas de dignité démocratique. »

Consensus, respect, voire amitié, comme fondements de la dignité démocratique. C’était déjà, en d’autres termes, le leitmotiv de la politique cicéronienne. Homme du centre par naissance – il appartient non à la noblesse, mais à la classe des chevaliers –, Cicéron prône la concordia comme fil conducteur de toute politique juste.

Peut-être nos discutailleurs infatigables ont-ils traduit à l’école ces propos sur les devoirs des hommes politiques : « En règle générale, ceux qui seront à la tête de l’État devront respecter deux préceptes de Platon. Le premier est de veiller au bien des citoyens de manière à tout ramener, quoi qu’ils fassent, à ce critère, en oubliant leurs propres intérêts. Le second est de prendre soin du corps social tout entier, de peur qu’en protégeant une partie, ils n’abandonnent les autres1. »

Théoricien, mais aussi praticien, Cicéron croit que la traditionnelle tension entre patriciens et plébéiens doit se muer en une entente raisonnée. Sa méthode cherche à construire un consensus de tous ceux qu’il appelle les « bons citoyens ». Peut-être a-t-il même rêvé de créer à Rome un parti centriste.

Transposons. Quel statut nos mandataires reconnaissent-ils à la concorde ? Aucun, visiblement, puisqu’il leur est impossible de faire émerger une entente. Entre partis, pas de concorde. Entre gros bonnets, pas de concorde. Mais surtout : entre élus et citoyens, pas de concorde. C’est que la plupart des hommes publics souffrent de narcissisme aigu et d’une propension à placer leurs propres intérêts au-dessus de tout. Ce qui paralyse inévitablement toute quête d’un consensus et condamne à l’immobilisme.

Et si une partie du remède était le retour en grâce de la concorde ? À l’intérieur du mot concordia, il y a le mot cor, le cœur. Dans le mot « accord », il figure aussi. Mais la « concorde » a une connotation un peu plus chaleureuse que l’« accord ». Parfois, un accord repose sur la seule raison raisonnante ; il peut être signé, respecté et exécuté en désespoir de cause et à contrecœur. Sans la concorde, qui y ajouterait pourtant une touche de cordialité et de confiance partagée.

Or cette touche apporte un surcroît essentiel d’efficacité. Un accord ressenti comme engagement entre personnes qui non seulement se respectent, mais s’apprécient se concrétisera mieux dans les faits. Car chaque partie mettra son point d’honneur à tenir parole pour ne pas décevoir l’autre. De la même façon, si concorde il y a entre le citoyen et le dirigeant, le respect de la loi aura une autre portée et une autre efficience. Convaincu et confiant, le citoyen applique de lui-même ce à quoi la loi l’oblige.

Discorde et concorde s’enseignent par l’exemple. En particulier celui des hommes politiques, si, comme le veut Cicéron, c’est « leur propre vie qu’ils proposent comme loi aux citoyens »2. De trop longue date, les agissements du monde politique ont prêché la discorde. Ne serait-il pas grand temps qu’ils réapprennent la concorde et l’exercent pour faire école ?

1 Cicéron, De Officiis, I, 85-86.

2 Cicéron, De Republica, 34.

Paru dans La Libre Belgique du mercredi 9 septembre 2020, p. 35, et sur le site de La Libre Belgique, sous le titre « Les prises de bec en politique : une zizanie tenace ».

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