« Mieulx est de ris que de larmes escripre,
Pour ce que rire est le propre de l’homme. »
Ce propos célèbre de Rabelais figure dans un Avis au lecteur qui préface son Gargantua en 1574. Il reformule ainsi une idée exprimée bien plus tôt par Aristote, qui, en étudiant le rôle du diaphragme, remarque qu’« aucun animal ne rit, sauf l’homme »[1]. S’ils ont raison, s’il est vrai que le rire est l’apanage de l’homme, on pourrait en tirer la proposition suivante : « Plus il y a de rire, plus il y a d’humain. » Mais pas de précipitation. Tâchons d’abord de préciser un peu le rapport entre ces deux pôles.
Entre le rieur – ou le « sourieur » – et celui qui fait rire se noue une relation bien particulière de connivence, d’intelligence partagée. Professionnel ou amateur, l’humoriste a confiance en son public. Il le croit capable de le comprendre et de le suivre dans ses subtilités. Quand un trait d’humour déclenche le rire, les deux interlocuteurs sont valorisés parce qu’ils se sentent tous deux reconnus. Le premier pour avoir bien pesé et tourné sa joyeuseté. Le second pour avoir eu la perspicacité de saisir l’astuce. Or la reconnaissance n’est-elle pas au cœur des relations humaines réussies ?
Une anecdote typographique, si l’on peut dire, est révélatrice concernant la qualité du lien entre rieur et amuseur. Peut-être le savez-vous : un point d’ironie a failli exister. À la fin du XIXe siècle, Alcanter de Brahm, poète français, proposa un signe de ponctuation – sorte de point d’interrogation inversé – destiné à marquer l’ironie d’une phrase. Repris par d’autres, ce signe ne s’est jamais imposé et est sorti de l’usage. Pourquoi ? À mon sens, parce qu’il dénature l’ironie. Celle-ci est une invitation au lecteur à dépasser le sens littéral au profit d’un sens second. Indiscret, le point d’ironie se montrait désobligeant : il postulait un lecteur incapable de saisir lui-même l’équivoque. Il le dévalorisait. Il devait battre en retraite.
Une autre vertu de l’humour consiste à pouvoir humaniser un message trop violent. En 1905, Freud[2] imagine un individu qui veut insulter quelqu’un. « Supposons aussi que le sens de la bienséance, le niveau de culture et d’éducation esthétique y mettent un tel obstacle que l’insulte ne puisse se produire », ajoute-t-il. Un mot d’esprit permettra d’en dire autant tout en contournant la brutalité et la grossièreté. Voilà qui pourrait inspirer en 2020 les réseaux sociaux et quelques décideurs politiques de l’humanité desquels le langage injurieux qu’ils utilisent pousse les observateurs à douter.
L’humour nous renvoie aussi à la clef proposée par Vercors quand il cherche à discriminer l’homme de l’animal. Par « dénature », il entend la capacité humaine de prendre distance vis-à-vis de la nature : « L’animal fait un avec la nature. L’homme fait deux.[3]»Comment ne pas attribuer à l’humour la palme de la distanciation ? Celle-ci y intervient à deux titres au moins.
Presque toujours, l’humoriste prend du recul par rapport aux codes de la langue en jouant avec les mots : il en déforme, il en invente, il jongle avec les doubles sens, etc. C’est une forme de transgression : il passe par-dessus les règles de base pour créer de l’inédit qui surprend. Rien qu’un bon calembour, même si Victor Hugo l’accuse d’être « la fiente de l’esprit qui vole », révèle quelle subtile liberté son auteur s’est permise par rapport au langage convenu.
Mais quel décalage aussi entre la réalité brute et l’image originale, voire déconcertante, qu’en dessine celui qui espère nous faire au moins sourire. Le but n’est pas de la déguiser, mais de choisir un angle de vision inattendu, personnalisé. Rien ne serait possible sans cette intervention humaine significative.
Quant au rieur, il déploie de son côté une activité typiquement humaine. Écoutons comment la décrit Henri Bergson, pour qui le comique est « du mécanique plaqué sur du vivant »[4]. Autrement dit, l’être dont nous rions a perdu sa personnalité, son originalité : il est pris dans une sorte de mouvement mécanique. Nous rions par soulagement : puisque nous sommes capables de juger et de rire, c’est que nous avons gardé, nous, notre personnalité, c’est que nous échappons – ou croyons échapper – à la mécanisation.
Ce propos, qui date de 1900, prend une actualité aiguë avec l’apparition d’internet et son cortège d’automatisations en tous genres. Plus que jamais, l’humain est à la merci de processus prédéterminés qui peuvent réduire ou annihiler sa capacité d’initiative. Tant que l’homme sera à même de rire de ces mécanismes, nous pourrons être rassurés. Moins il parviendra à en rire, plus il faudra s’inquiéter : il aura pris le pli de ne plus être une personne, mais personne.
Oui, décidément, le rire et l’humain se donnent la main et ne se quittent que très peu. La dimension individuelle n’est pas la seule en jeu. Le rire a de tous temps exercé une fonction sociale. Rire ensemble, c’est prendre une position commune, opter pour des valeurs communes. Dans tous les domaines, rions ensemble de tout ce qu’on nous présente comme engrenages impossibles à enrayer : nous affirmerons par là que la personne humaine reste notre priorité. Nous refuserons de la laisser bafouer au nom d’intérêts prétendument supérieurs qui serviraient de critères de décision et d’action.
Rire fait du bien au rieur lui-même. Si en plus ce rire fait du bien à ceux qui l’entourent, quel médicament plus efficace pour la santé de la planète ? Bonne et hilare année à tous.
[1] Aristote, Les parties des animaux, III, 10, 673a.
[2] Sigmund Freud, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, traduit de l’allemand par Denis Messier, Paris, Gallimard, 1988.
[3] Vercors, Les Animaux dénaturés, Paris, Albin Michel, 1988, p. 280.
[4 ]Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du comique, Paris, P.U.F., 1969.