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Prendre le hasard pour un éden ?

Paradis ou enfer ? Que laisse entrevoir le hasard à ses disciples ? Sans doute la plupart attendent-ils de lui plutôt fortune qu’infortune. Sinon, pourquoi feraient-ils appel si souvent à ses services ? Car, aussi bien pour comprendre le monde que pour y mener sa vie, de tout temps, l’homme a fait du hasard un assistant omniprésent.

Dès l’Antiquité, le Destin fait irruption dans l’existence humaine. Les Grecs le personnifient par trois divinités, les Moires – qui seront les Parques de la mythologie romaine : à la naissance, Clotho, la fileuse, tisse le fil de la vie, Lachésis, la répartitrice, le déroule au long de l’existence et Atropos, l’implacable, le coupe à la mort. Pour le meilleur et pour le pire. « Elles apportent aux mortels le bien et le mal », ajoute Hésiode dans sa Théogonie.

Pour expliquer l’origine et la constitution de l’univers, dès le ve siècle avant notre ère, le philosophe Démocrite s’en remet au hasard, qui orchestre le tourbillon des atomes dans le vide. Ceux-ci s’agglomèrent pour composer les êtres et les choses. Un siècle plus tard, Épicure prend la relève : grâce au hasard, artisan créateur, il peut mettre les dieux à l’écart du monde et libérer l’homme de leur crainte et de celle de la mort. Alors qu’en face, les Stoïciens défendent la vision finaliste d’un monde organisé jusque dans les détails par une Intelligence divine. Pour l’un, le dieu n’est nulle part ; pour les autres, il est tout et en tout. Dira-t-on pour autant que le hasard offre un paradis à la liberté humaine ? Ce serait hasardeux de l’affirmer.

Coqueluche des Anciens, le destin aurait-il été déclassé par l’évolution des idées et les avancées de la science ? Pas du tout. En 1970, le relais de Démocrite est assuré. Le biologiste Jacques Monod conclut son essai Le Hasard et la Nécessité : « L’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers d’où il a émergé par hasard. » Plus récemment, le retour en force des créationnistes a relancé le débat sempiternel avec les évolutionnistes.

Mais quittons les sphères de la pensée pour en venir aux rôles plus prosaïques et quotidiens que nous attribuons au sort. Ainsi, nos démocraties en difficulté redécouvrent une pratique ancienne des Athéniens : ils tiraient au sort l’accès à certaines magistratures. Faudrait-il préférer ce système à celui de l’élection ? Empêcherait-il dérives, magouilles et tripatouillages dont l’actualité politique est truffée ? Faut-il rêver que le sort offre à la démocratie un nouvel eldorado ?

C’est d’un pays de cocagne aussi que rêvent tous les adeptes des jeux de hasard. Ils sont très nombreux à chercher les faveurs du sort. Selon la presse locale, 98 % des Espagnols participent à la loterie de Noël – Sorteo de Navidad – dont les gains sont impressionnants.  Plus de vingt-trois millions de personnes ont validé une grille d’Euromillions cette semaine. Très peu dans cette marée humaine saisiront le graal. Et même si cela leur arrivait, le bonheur idyllique n’est pas garanti. Paris-Match, en 2017, publie un article intitulé La malédiction des super-gagnants de la loterie : il recense nombre de chanceux désenchantés, pour qui « cette bénédiction s’est parfois transformée en véritable cauchemar ».

D’autres « tombolas » originales ont vu le jour dans des domaines inattendus. Savez-vous que l’émission télévisée Mariés au premier regard peut vous faire gagner rien de moins qu’un conjoint ? Téléguidé par une étude psychologique prétendue fiable, un couple se forme. Et se marie. De toute la saison 2018, un seul couple reste marié. Minoritaire au paradis de l’amour.

Le hasard ne débouche donc pas plus souvent sur l’éden que sur son contraire. Ainsi le destin, que certains croient généreux et d’autres parcimonieux, afficherait plutôt une forme d’impartialité. Libre à chacun de lui donner un visage souriant ou grimaçant et de lui calibrer sa sympathie. Mais qui se risquerait à contester son omniprésence et son influence ? Sûrement pas le poète : « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. »

Publié sur le site du Vif/l’Express, le samedi 20 avril 2019, à 10 h 30.

Published inHistoirePhilosophie pratique