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Sur la toile et dans les rues, qui glose s’expose

Le bourgeois gentilhomme de Molière, Monsieur Jourdain, fait de la prose sans le savoir. Peut-être certains font-ils de la glose sans le savoir. Car le mot a vieilli, mais non la chose. Dans l’Antiquité, une glose était une note entre les lignes ou en marge d’un texte, un commentaire. La démangeaison de commenter – c’est-à-dire in fine de formuler un avis réactif – a traversé les siècles, mais connaît aujourd’hui un âge d’or.

Les gloses en tous genres ne fleurissent pas seulement dans les médias, où prolifèrent, par exemple, les chroniqueurs-humoristes omniscients. Elles prennent un tour démocratique et populaire –synonymes ? – sur panneaux, calicots, pancartes et banderoles de manifestations omniprésentes. Elles parsèment et congestionnent la toile, qui leur assure « l’expansion des choses infinies ».

Waldémar a un avis. Tant mieux s’il est réfléchi et bien fondé. Mais ce n’est pas crucial, du moment qu’il est fulgurant de rapidité. Les avis n’ont plus le droit de mûrir comme un bon vin. Il faut qu’ils sortent vite, que l’on soit président des États-Unis ou simple péquenaud. La toile ouvre grand les bras. Mais si Waldémar démarre et commence à gloser, il s’expose. On comprend qu’il hésite à truffer immanquablement ses messages d’indices révélateurs : qui se fait connaître n’apparaît pas que sous son jour favorable. Par nombre d’invétérés censeurs, comme on en trouve tant parmi les humains, il se fera jauger et juger.

D’abord sur la forme. Depuis toujours, Waldémar bat froid à l’orthographe et à la grammaire. Ses efforts de redressement ont toujours été infructueux en la matière. Il le sait : certains ne voient là qu’un détail anodin eu égard au contenu, mais d’autres estiment impossible qu’un texte mal ficelé, sans respect pour la langue, délivre une pensée solide.  S’il défend une cause, ne risque-t-il pas de la desservir ? Et de se desservir lui-même ?

Ensuite, il ne se sent pas tout à fait droit dans ses bottes quant à la rigueur de son raisonnement. On lui reproche quelquefois de laisser l’émotion submerger la logique. Ce prisme peut déformer les images et produire des effets contraires à ceux qu’on attend.

Enfin, Waldémar se connaît comme impulsif à tous crins. Il imagine déjà ses réactions si on s’en prend à lui. Ne risque-t-il pas de se laisser emporter par son tempérament – pas vraiment tempéré – à tenir des propos corrosifs, comme il en lit tous les jours sur les forums ? Il incline à croire que non. Qu’il devrait arriver à se modérer. Mais il n’en est pas sûr. Il en voit tant d’autres « se lâcher » et éructer à qui mieux mieux injures et grossièretés. Il échapperait, lui, à la tentation ? Il ne se sent pas plus héroïque que la moyenne.

Comment réagirait-il si une de ses opinions non seulement ne plaisait pas, mais lui valait d’être qualifié d’andouille, de corniaud, de nullité, voire de dégénéré ? Même si les insultes en apprennent beaucoup plus sur l’insulteur que sur l’insulté, il n’est pas sûr de les prendre très sereinement. Il se sait volcanique. Deux ou trois fois, il se contiendra. Jusqu’à l’éruption.

Notre Waldémar en est là de ses réflexions : il ne voudrait pas, dans des excès incontrôlés, contribuer à une tendance trop présente : en la banalisant, minimiser la violence. Déplacer le curseur entre l’intolérable et l’acceptable, au nom de la sacro-sainte liberté d’expression. La toile n’est pas le seul théâtre pour les sauvages. Depuis quelques mois, dans la rue, la violence des cris se double de celle des actes. Pareil déchaînement, parfois frénétique, compromet tout dialogue. Or, si la démocratie garde un avenir, il ne reposera pas sur la proclamation agressive et sectaire de doléances ou revendications, même fondées. La seule voie est celle du dialogue. Un dialogue peut-il se nouer sans respect entre interlocuteurs ?Conscient de ses limites, Waldémar ne voudrait pas promouvoir l’irrespect, même par mégarde. Vous ne le verrez ni sur la toile ni dans la rue.

Publié dans La Libre Belgique, p. 39, le mardi 12 mars 2019.

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