Il y a peu[1], je me suis permis de suggérer une voie pour rendre ses droits à la solidarité et lui redonner des moyens d’action : opérer d’urgence les hernies fiscales. Les écarts indécents de salaires, la répartition des richesses, les malversations politico-financières, la fraude fiscale ont creusé les inégalités. Au point que, dans plusieurs pays, le peuple n’en peut plus, exprime sa colère et réclame une autre façon de gouverner, gilet jaune à l’appui. Je terminais en invitant le citoyen à exiger de l’État un refinancement équitable de la solidarité, notamment en récupérant tout l’impôt dû.
Ai-je eu tort de rester trop évasif et de mettre la Belgique sur le même pied et devant la même responsabilité que n’importe quelle autre démocratie ? Peut-être. Car, en réalité, la fermeté du citoyen belge devrait être bien plus radicale que dans d’autres pays : d’après une enquête réalisée par Oxfam en 2016, la Belgique se situe dans le top 20 des paradis fiscaux, classement en tête duquel trônent les Bermudes, les Îles Caïmans et les Pays-Bas.
Selon Esmé Berkhout, expert chez Oxfam, à force de jongler avec l’impôt des sociétés, ces paradis fiscaux aident « chaque année les grandes entreprises à voler des millions de dollars à d’autres pays ». Depuis 2006, la Belgique s’est adjugé l’exclusivité de la « déduction d’intérêt notionnel » – ou « déduction fiscale pour le capital à risque » –, système destiné à allécher les investisseurs. Il propose aux sociétés d’investir en Belgique pour y payer moins d’impôts que ce qu’elles devraient à leur propre pays. Par ce biais et par d’autres comparables, dans de nombreux pays, des montants faramineux sont ainsi dévoyés : de la poche des pauvres et des faibles, au soutien de qui ils pourraient être consacrés, ils passent à la poche des actionnaires ou du PDG. Qui vient peut-être de demander à son conseil d’administration une « juste » adaptation de sa rémunération, pour bénéfices rendus.
En ne décidant rien contre les abus, certains États, dont la Belgique, arguent qu’aucune mesure ne sera efficace tant qu’elle ne sera pas le fruit d’un accord international. L’Europe sert d’alibi pour ménager les privilèges des sociétés. Quant à la politique fiscale de l’Europe, elle est tributaire, comme beaucoup d’autres décisions indispensables dont l’Europe se dispense à l’envi, d’un consensus impossible à atteindre. Écoutons les propos sans ambiguïté du Professeur Franklin Dehousse[2] : Elle [la politique fiscale européenne] n’avance pas, d’abord parce que les États sont d’une grande malhonnêteté. Ils font beaucoup de discours, chacun d’entre nous, Belgique y comprise d’ailleurs. Et il faut quand même rappeler cette histoire extraordinaire : dans les mesures sur l’Europe fiscale, dans la lutte contre la fraude fiscale, la Belgique a été la dernière résistante. Nous sommes devenus le pays qui lutte, non pas contre la fraude fiscale, mais pour la fraude fiscale. Même quand les Pays-Bas et l’Autriche avaient lâché leurs oppositions, on était toujours là à vouloir bloquer cette initiative.
Cela paraît assez clair. Un peu partout, comme bouée de sauvetage pour les budgets nationaux, les politiques privilégient l’austérité, qui pénalise les honnêtes citoyens, en particulier les plus précarisés, plutôt de s’en prendre aux abuseurs et aux fraudeurs. Mais retenons que la Belgique est aux avant-postes parmi les sympathisants des paradis fiscaux. Elle contribue ainsi, plus que d’autres, à créer les inégalités et à appauvrir les pauvres, en Belgique et en Europe.
Les citoyens ont l’intuition que les efforts exigés d’eux camouflent – mal – une insupportable hypocrisie. Toutes les demandes formulées par le peuple des gilets jaunes vont dans le même sens et disent en substance et avec des nuances variées : tenez compte d’abord de « nous, les petits, les obscurs, les sans grades, nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades », plutôt que de ménager les intérêts de potentats économiques qui asservissent l’humain à leurs exigences de gains de plus en plus exorbitants et donc révoltants pour les étrangers à la combine.
Comment les taxes du quotidien qui frappent et touchent plus durement les pauvres ne scandaliseraient-elles pas le commun des mortels ? Pourquoi chercher l’argent là, quand les observateurs compétents s’accordent à dire que des sommes colossales sont dissimulées dans les paradis fiscaux ? En récupérer drastiquement ne fût-ce qu’une partie rendrait vigueur aux budgets des États et leur permettrait d’arrêter sur-le-champ le « bain de sang social » dénoncé par la gauche.
Ne tient-on pas là un critère intéressant, sinon décisif, pour la lecture des programmes électoraux que nous allons voir défiler bientôt ? Quels seront les partis prêts à aller chercher l’argent là où il est légitime et moral de le prendre ? Qui proposera de ponctionner les fraudeurs et de paralyser les abuseurs plutôt que d’abuser des contributeurs de bonne foi et de bonne volonté ? Qui indiquera comment il compte y arriver, pour que les traditionnelles déclarations d’intentions ne restent pas, une fois encore, lettre morte ? Qui fera de la lutte contre la fraude la condition sine qua non d’une politique sociale juste et d’une solidarité à rebâtir ? Aucune priorité d’aucun ordre n’a la moindre chance d’aboutir si les moyens de son financement sont confisqués par des rapaces trop nourris qu’on a trop longtemps laissé déployer leurs ailes. Il est plus que temps de domestiquer les oiseaux de proie. C’est à l’électeur d’y décider, par la contrainte, les décideurs politiques.
[1] Opinion parue paru dans La Libre Belgique, le jeudi 10 janvier, p. 41 ; https://www.lalibre.be/debats/opinions/operer-d-urgence-les-hernies-fiscales-5c361cc27b50a6072484fd6c.
[2] Consultant auprès de la Commission européenne de 1990 à 2003 pour les matières de l’OMC et de la société de l’information, il a été juge au Tribunal de l’Union européenne de 2003 à 2016. Professeur dans plusieurs universités européennes, notamment Liège, Strasbourg, Bordeaux, Namur.
Publié sur le site du Vif/l’Express, le samedi 19 janvier 2019, à 10 h 03.