La colonne vertébrale de nos démocraties – la solidarité – se déforme, se boursoufle d’innombrables hernies fiscales. Une fois l’argent en jeu, trop de tentations, illégales et légales, appâtent trop d’individus. Évitons de les appeler « citoyens », car ils ne sont pas partie prenante de la cité : conscients de leurs droits, inconscients de leurs devoirs. Par eux, le fossé s’est creusé entre les riches et les pauvres. L’inégalité devient de plus en plus criante.
Chez les citoyens qui associent droits et devoirs, comment cette disparité économique ne susciterait-elle pas un sentiment d’injustice ? Latent de longue date, il a tendance à s’exacerber. Les aiguillons se multiplient.
Premier aiguillon : les disproportions de salaires indécentes créées par les rouages de la machine économique elle-même. En 2017, une étude de l’agence Bloomberg classe les États-Unis en tête d’après ce critère : un PDG y gagne 265 fois le salaire moyen d’un Américain. Celui-ci travaille cinq ans pour gagner ce que celui-là amasse en une semaine. En Belgique l’écart est plus « modéré », mais reste d’environ quarante.
Second aiguillon : la répartition des richesses. En 2006, le Financial Time informait ses lecteurs que les 2% les plus riches de la planète possèdent 50% de la richesse, alors que la moitié la plus pauvre en détient 1%. Cela ne s’est pas arrangé depuis : en 2018, La Tribune relève que les 1% les plus fortunés ont accaparé 82% des richesses créées l’année précédente. En Belgique, 1% des plus riches possèdent autant que la moitié du reste des Belges.
Troisième aiguillon : les malversations politico-financières. De « La Carolo » à Publifin en passant le Kazakhgate, le citoyen apprend que des irresponsables politiques ont profité du mandat confié par l’électeur pour dilapider d’une manière indigne l’argent public. Le détourner vers des intérêts privés d’amis ou de sociétés virtuoses du pot-de-vin, l’empocher soi-même en se faisant payer des prestations fictives ou en confondant fonction politique et profession, etc. L’ingéniosité en la matière n’a sans doute pas encore révélé toutes ses ficelles.
Quatrième aiguillon : la fraude fiscale. Elle aussi passe par des avatars multiples. Régulièrement l’opinion internationale est alertée par des enquêtes indiscrètes et impitoyables : Offshore Leaks, Panama Papers, Bahamas Leaks, Paradise Papers, entre autres. Le citoyen découvre que des personnalités sympathiques ou non, connues et internationales, dont des chefs d’États ou de gouvernement, utilisent des sociétés offshore pour se bâtir des fortunes personnelles barricadées contre les attentes d’une solidarité élémentaire.
Ces arnaqueurs publics flirtent avec la loi, la contournent, la détournent, sans toujours l’enfreindre. Il a toujours existé une race de grands fraudeurs conscients de l’être parce qu’ils dissimulent à l’État une part de leurs revenus ou de leurs biens. À côté s’est créée une race de fraudeurs aveuglés, qui se donnent bonne conscience : les entourloupes financières de leurs conseillers fiscaux – parfois il s’agit des banques elles-mêmes – ne sont pas des délits au sens strict. Elles se limitent à être immorales.
Autant de gifles à la face de la justice sociale. La colère ambiante en devient comme une membrane hypertendue. Une pointe d’épingle peut suffire à la faire voler en morceaux. La taxe sur les carburants a eu cet effet déclencheur. A suivi la mise au jour d’une série d’autres motifs d’indignation.
Des mesures ponctuelles immédiates pourraient corriger certaines injustices et apaiser des colères. Mais la lame de fond que le citoyen attend de son État, c’est la restauration d’une solidarité juste. Promesses et priorités électorales ? Du vent, sans un refinancement équitable de l’État. Par une législation, nationale et internationale, qui rende de plus en plus impossibles les faux-fuyants, au lieu de les tolérer, voire d’y inciter. Par une opération urgente et décisive, à quelque niveau qu’elles se situent, de toutes les hernies fiscales.
Publié dans La Libre Belgique, p. 41, le jeudi 12 janvier 2019, à 10 h 09.