Vous vous promenez dans une rue commerçante du centre-ville. Surveillez-vous. Car vous êtes surveillé. Sur combien d’écrans et pour combien de regards vos moindres gestes sont-ils rendus disponibles ? Vous êtes bien forcé de l’ignorer. Avec quelles intentions ? Citoyen bon teint, vous acceptez de croire que cette filature permanente contribue à assurer la sécurité. Et vous avez en tête plus d’un épisode médiatisé où les images des caméras ont permis de faire progresser des enquêtes, d’identifier des coupables et parfois d’intervenir dans l’urgence à bon escient.
Vous vous dites peut-être que cet espionnage incessant ne vous touche que très indirectement, puisque vous n’avez rien à vous reprocher. C’est vrai. Mais ce système pourrait malgré tout gêner aux entournures même un citoyen irréprochable, s’il se dit que le plus petit détail de ses déplacements est enregistré. Qui en sera témoin ? S’il y a, parmi ceux qui visionnent les images, des gens qui vous connaissent personnellement… Si les images sont piratées par des individus trop curieux, voire malveillants… La déification de la sécurité risque d’en insécuriser certains.
Et si, pour échapper à l’œil de Moscou, vous quittez la ville pour la campagne et les chemins de traverse ? Êtes-vous sûr qu’un drone discret et silencieux ne sera pas en train de baguenauder dans les parages pour vous tenir à l’œil ?
Décidément, vous rentrez chez vous, où vous n’avez pas installé de caméras de surveillance. Vous décidez de vous promener sur le Net. Alors surgit la caméra cachée qui a tiré son nom d’un mathématicien perse du IXe siècle, Al-Khwârizmî : l’algorithme. C’est lui, maintenant, qui vous observe. Il est attentif et très bien organisé. Assistant secret de toutes les opérations que vous entreprenez, chaque fois qu’il détecte de votre part un petit clic, il sourit et le capitalise dans sa banque de données. Il paraîtrait que cette assiduité à vous scruter sans relâche lui construit de vous une connaissance plus complète que celle des plus proches de vos proches.
Pour que ce petit indiscret ne puisse pas divulguer à tous vents ce qu’il sait de vous, l’Union européenne a concocté un RGPD – Règlement Général de Protection des Données – censé vous laisser la maîtrise des révélations qui vous concernent. L’avenir nous dira si ce dispositif suffit pour déjouer les manigances des virtuoses du « fourrage de nez dans les affaires d’autrui » que sont les pirates informatiques.
Quant aux créateurs des réseaux sociaux, même si leur intention de départ était sans doute autre, ne pourrait-on pas leu reconnaître une responsabilité écrasante en matière d’indiscrétion ?
Dans la vie quotidienne courante, la plupart de nos messages s’adressent à une seule personne. L’idée même d’instaurer des messages « publics », accessibles à (presque) tous, quel que soit leur destinataire précis, aurait pu étonner, voire choquer. Bien au contraire, elle a séduit. Les utilisateurs ont déversé dans la sphère publique des tonnes de détails de leur vie personnelle qu’ils avaient, jusque-là, gardé pour eux ou pour leur entourage immédiat, en toute confidence. Beaucoup ont cru important de cogiter beaucoup et vite pour inonder le Net de leurs pensées intimes.
Imaginez maintenant – pure fiction – un comble à l’indiscrétion. Pour que tous ces « data » se divulguent de la façon la plus continue et la plus omniprésente possible, un malicieux inventerait le « smartphone », expert colporteur. Il en ferait le crack indiscutable du cancan permanent. Cet objet roublard pourrait interpeller à tout instant son propriétaire, curieusement devenu sa propriété. Il l’interromprait sans la moindre retenue dans une conversation, dans un exposé, en plein repas, n’importe quand, n’importe où, en présence de n’importe qui. Grâce à lui, les tracas professionnels deviendraient ingrédients de vacances et les pets de lapin privés se répandraient dans les bureaux. Une transparence époustouflante…
Par bonheur, notre discrétion naturelle nous préserve d’une pareille extrémité.
Publié dans La Libre Belgique, p. 41, le mercredi 14 novembre 2018.