« Vivre, c’est changer – voilà la leçon que les saisons nous enseignent. » Paolo Coelho a raison. Personne ne conçoit la vie comme immobile et figée. Remarquons toutefois que, si nous changeons régulièrement de saisons, les saisons, elles, ne changent pas : leur nature et leur succession s’inscrivent dans un ordre immuable. Le début de l’été – et le début des vacances – ne sont pas ressentis comme des nouveautés, mais comme des passages attendus et tout à fait prévisibles.
Pour chacun de nous, le curseur personnel oscille forcément entre les deux pôles de la permanence et de l’innovation. Conservateurs ou révolutionnaires, conformistes ou réformateurs, passéistes ou utopistes, traditionalistes ou visionnaires, autant de sympathies à géométrie variable pour le changement. Menace et régression pour les uns, pour les autres, espoir et progrès.
Mais, dans l’air du temps, il semble bien que la nouveauté ait pris du galon par rapport à la stabilité. Comme si tout changement était synonyme de progrès et comme si tout progrès passait par le changement. Cet a priori sous-tend nombre de façons d’agir actuelles.
Bien que le football ne préoccupe personne pour l’instant, risquons-nous sur son terrain.
Comment réagir lorsqu’une équipe ne tourne pas rond ? Dans le match, on opère des changements : les joueurs introduits sont censés apporter un plus – mais parfois déstabilisent la cohésion de l’équipe qui commençait à trouver ses marques. Dans le club, quand les mauvais résultats s’accumulent, on change d’entraîneur en espérant voir se confirmer le mythe du choc psychologique – mais parfois le vestiaire ne retrouve pas pour autant un souffle nouveau ni des résultats plus probants. La valse des entraîneurs est bien plus dans les mœurs footballistiques que le maintien pendant vingt-deux ans du même mentor.
Et souvent, la vie des clubs est suspendue aux rêves entretenus par l’approche du prochain mercato. Acheter et vendre, changer, en comptant là-dessus pour progresser. Ainsi, après vingt et un ans passés dans le même club, un joueur ne voit pas son contrat renouvelé pour y terminer sa carrière : il faut du nouveau. Avec l’idée que ce nouveau sera nécessairement meilleur.
Un autre mercato est un peu moins connu et moins programmé : celui des PDG d’entreprises. Pour redresser le cap, changeons de pilote. Même s’il a cafouillé ailleurs et qu’il faille, pour l’attirer, l’équiper d’un parachute, il fera mieux que le précédent. C’est l’évidence même que le transfert sera payant.
Au moment où les politiciens se concentrent sur leurs vacances, voyons un peu s’ils vouent aussi un culte à l’innovation. À peine l’un d’entre eux accède-t-il à un poste de responsabilité qu’il veut y aller de sa propre réforme. Il paraît impensable qu’un ministre s’ingénie d’abord – voire se limite – à assurer la continuation de tout ce qui se passait bien dans son département avant son arrivée. Sans doute se dit-il que pareil exercice de la fonction, pas assez valorisé par les médias, est trop peu publicitaire.
Le mythe du changement-miracle transparaît aussi quand un fait divers impressionnant pour l’opinion entraîne des mesures nouvelles prises en toute hâte dans l’émotion du moment. Grains de sable parfois dans l’engrenage de systèmes efficaces patiemment mis au point ? Peu importe. Il faut montrer d’urgence qu’on change quelque chose. Pour quel progrès ?
Et quand un responsable politique sacrifie à la mode des « effet d’annonce », il table sur le même mythe. Il promet du neuf, et donc fait miroiter une embellie, en escomptant une météo favorable. Il laisse à plus tard de vérifier si la nouveauté annoncée a quelque chance de se réaliser.
S’il existe un secteur où la « réformite » et les réformettes s’en sont donné à cœur joie, c’est celui de l’enseignement. Plus que partout ailleurs, semble-t-il, s’y est développée l’idolâtrie du dieu Changement. Et la conviction que ce dieu ne pouvait être que bienfaisant et dispensateur d’excellence.
Or on enseigne depuis des siècles et même des millénaires, à travers lesquels, dans ses opérations fondamentales, l’esprit humain se développe et fonctionne avec une étonnante stabilité. C’est ainsi que les règles et principes de la logique énoncés par Aristote au IVe siècle avant notre ère restent d’une actualité insoupçonnée. Que peut-on en déduire ? Que, bien sûr, les contenus, matières et centres d’intérêt ont changé au fil du temps. Mais aussi que l’outil qui les aborde – l’esprit humain – demande une formation, un entraînement dans la ligne de ce qu’ils ont toujours été.
Il ne devrait donc pas être exclu que les experts en pédagogie cherchent leur inspiration dans cette permanence plutôt que de multiplier les innovations visant à s’en distancier. Comment ramener l’éducation des esprits vers une certaine excellence ? Continuer, en le perfectionnant, ce qui a fait ses preuves ? Ou s’entêter à inventer de l’inédit qui devrait mieux marcher pour la seule raison que « ça change ».
Opposer la tradition au changement est malvenu au point de vue étymologique. La « tradition » – en latin traditio –est « l’acte de transmettre ». D’époque en époque, de génération en génération, il s’agit de se passer entre humains de l’un à l’autre un bagage. Chacun ne le reçoit pas figé, terminé, intangible. Confiant en sa propre capacité de création, chacun fait sien ce patrimoine. Il l’assimile. Il le personnalise. Il en vit. Et puis, à son tour, il contribue à le transmettre. De l’originalité de tous ces bagagistes successifs, le bagage s’étoffe et s’enrichit.
À chaque transmission, un changement s’opère. En douceur et sans qu’il soit besoin de le décréter. Vivre et apprendre à vivre, c’est jouer les équilibristes entre préservation et innovation.
Publié dans La Libre Belgique, pp. 40 et 41, le mercredi 4 juillet 2018.