Depuis peu on entend parler de « prafistes ». Le néologisme a été forgé par Brice Teinturier, directeur d’un institut de sondage français : P.R.A.F., « Plus rien à faire »… de la politique. Le terme s’applique aux citoyens démobilisés de tout intérêt politique.
Une élection rocambolesque aux États-Unis, des abus de biens sociaux en France et en Belgique, une relative impuissante face à la montée du terrorisme, des discours haineux, des manipulations fondées sur des faits sans fondements, inventés de toutes pièces, une apparente « normalisation » des partis et des idéologies extrêmes, une mise en cause des médias, accusés d’être les « ennemis du peuple »… Comment le citoyen peut-il éviter le rejet de la chose politique ? Car la tendance à l’amalgame et la généralisation indue amènent inévitablement à discréditer la classe et l’action politiques tout entières. Le citoyen se découvre comme étranger à la chose publique.
C’est un peu comme si s’était progressivement construit, aux frais du peuple, un mur entre le sérail politique et le reste de la population.
Ce clivage contredit l’essence même de la politique, si l’on en croit Platon. Pour le comprendre, réécoutons le mythe de Prométhée.
Quand les dieux façonnent les espèces mortelles, ils chargent deux frères, Prométhée et Épiméthée, d’attribuer des qualités à chaque espèce. Épiméthée obtient de faire seul le partage, que viendra ensuite superviser son frère. Il commence par les animaux et, peu réfléchi, leur accorde toutes les facultés dont il dispose. Il n’a plus rien pour l’homme. Face à ce partage inégal, Prométhée veut compenser : il vole à Héphaïstos et Athéna la connaissance des arts, en même temps que le feu. Ainsi l’homme possède la science propre à conserver la vie. Mais il ne bénéficie pas de la science politique qui reste en dépôt chez Zeus.
Les hommes s’organisent avec le lot reçu. Ils élèvent des autels pour remercier les dieux, inventent les maisons, les habits et tirent la nourriture de la terre. Mais ils périssent sous les coups des bêtes fauves, car l’art de se défendre relève de l’art militaire et celui-ci de la science politique. Alors les humains fondent des villes pour se mettre en sûreté, mais ils s’y disputent et se nuisent les uns aux autres. La science politique leur manque.
Craignant pour la survie de l’espèce, Zeus envoie Hermès confier aux hommes les ressorts de la politique, le respect et la justice. « Dois-je les partager comme les autres arts ? demande Hermès. L’art médical, par exemple, a été accordé à des experts qui suffisent pour un grand nombre de profanes. Dois-je faire de même pour la politique ? » « Non, répond Zeus, respect et justice doivent appartenir à tous. Les villes ne pourraient exister si ces vertus étaient l’apanage de quelques-uns. Et n’oublie pas de décréter que tout homme incapable de respect et de justice sera exterminé comme un fléau de la société. »
Voilà pourquoi, ajoute Platon, en tout autre art, seuls les experts peuvent donner des conseils, tandis que, dans la politique, qui repose sur le respect et la justice, il faut admettre que tous ont leur mot à dire. Aristote renchérira : « Par rapport aux autres animaux, l’homme est le seul à avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste et c’est le partage de ces sentiments qui fonde la famille et la cité. »
Pas d’experts, donc, en politique. Ou plutôt tous experts. La composante politique fait partie intégrante de la nature humaine. Quand l’homme agit, son action comporte donc forcément une dimension politique. Celle-ci imprègne en particulier tous les actes liés à la société des hommes, qu’ils la construisent, l’organisent, l’améliorent ou, au contraire, la défigurent et la dénaturent.
Chaque individu fait la société et est responsable de ce qu’elle devient. Cette prise de conscience fonde toute la vie associative qui intervient dans bien des domaines pour épauler la vie. De là naissent aujourd’hui toutes ces initiatives recensées par le livre de Bénédicte Manier, Un million de révolutions tranquilles et le film Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent. Mais aussi toutes les actions qui fleurissent sans tapage dans nos quartiers et mobilisent de plus en plus de gens en quête d’humanité.
On parle d’initiatives « citoyennes ». Pourquoi pas « politiques » ? Sans doute parce que le terme a pris une connotation négative qui risquerait de dévaluer ce à quoi on l’applique. Mais qui pourrait nier qu’elles sont politiques, au sens plein et noble du terme ?
Rien n’empêche d’observer et de critiquer un politicien « professionnel » s’il n’exerce pas correctement sa responsabilité. Mais le même regard observateur est à porter sur l’activité politique de chaque citoyen. Chacun vote – ou s’abstient –, s’exprime – ou non –, s’engage – ou non –, travaille – ou non –, participe – ou non –, fait des choix – toujours –, paye des impôts – ou non –, circule sur la voie publique, etc. Quoi qu’il fasse, il oriente son action et donc influence, pour sa part, l’évolution de la société. Il est politicien « amateur ». Conséquence surprenante : l’abstentionniste, l’inerte, le désengagé, et donc aussi le « prafiste » sont politiciens, même s’ils honnissent les politiques et la politique.
Si respect et justice ont été donnés à tous, leur défense s’appuie selon l’époque sur des leviers spécifiques. Retenons-en deux, conseillés par les événements récents. Le culte de la vérité en matière d’information, d’abord. Car le mensonge rend caduque toute démocratie. L’exercice d’une éthique, ensuite. Car, s’il est indispensable de respecter la loi, elle ne suffit pas. Elle ne dispense ni le citoyen ni le mandataire public d’une question : comment servir au mieux le bien commun ?
Un même attachement aux valeurs de respect et de justice rendrait solidaires hommes politiques et citoyens. Ils seraient à nouveau dans un même monde, en recherche d’humanisation. Ils se comprendraient et s’apprécieraient. Ce serait simplement normal. Entre politiciens…
Publié dans La Libre Belgique, pp. 44 et 45, le mercredi 1er mars 2017.