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Le fin mot de l’excellence

Excellence. En Communauté française, le mot est dans toutes les bouches. Il le doit au Pacte pour un enseignement d’excellence, abrégé en Pacte d’excellence. Ne voilà-t-il pas une étiquette bien choisie ? Recherchée avec empressement dans tous les domaines, l’excellence surgit ici comme un remède miracle dans un secteur dont les vingt dernières années ont souligné les insuffisances plus que les réussites. Prenons les concepteurs du Pacte au mot. Voyons  ce qu’il faut entendre par excellence et comment elle pourrait être expliquée, puis implantée dans l’école.

À condition qu’il reste assez d’enseignants dans les écoles pour qu’il vaille la peine d’en parler…

Qu’est-ce que l’excellence ? Pas de définition formelle dans le Pacte. Mais le mot « qualité » saupoudre les premières pages et induit le sens classique : « le degré éminent de perfection qu’une chose a en son genre ». Quant à l’étymologie, elle aspire vers le haut. En latin, l’adjectif celsus signifie « élevé, haut », et aussi « qui se redresse, fier, plein d’assurance », le verbe excellere « être supérieur, l’emporter, exceller ».

À une époque pas si lointaine, l’école attribuait son prix d’excellence à l’élève le plus distingué dans toutes les matières. Plus récemment, dans une série d’écoles cotées, l’« excellence » remplace l’« élitisme » : signe qu’on veut inciter chacun au meilleur et non favoriser les meilleurs. Pourquoi cette longue familiarité de l’école avec l’excellence ne pourrait-elle pas rebondir ? Après combien de soubresauts réformistes peu productifs, l’ébauche d’une lame de fond est-elle impensable ? Un renouveau, entraîné par le mot porteur de l’excellence.

Si le premier mot est bien choisi, que les suivants le soient aussi. Qui veut partager des objectifs et l’élan pour y tendre pèse ses mots : une communication digne de ce nom est prioritaire pour améliorer « la qualité et l’efficacité de la gouvernance de l’enseignement et des établissements scolaires » que veut le Pacte. Et si l’amorce de cette « gouvernance » était là ? Trouver le ton juste et les mots justes.

On ne peut pas joindre les enseignants si le propos qu’on leur tient – décrets, programmes, directives, etc. – a autant d’âme que le mode d’emploi d’un produit solaire et jargonne à qui mieux mieux. Quel impact sur le lecteur aura un texte impersonnel par rapport à celui qui garde son épaisseur humaine ?

 Faute de l’avoir compris ou de vouloir en tirer les conséquences, nombre d’administrations censées faire le lien entre l’État et le citoyen défigurent l’État. Elles concoctent des circulaires, formulaires, règlements qui réduisent l’individu à sa composante bureaucratique, si elle existe. Pour le citoyen, le langage de l’État y perd toute densité humaine. L’État en devient une grande machine lointaine à la volonté désincarnée plutôt qu’une société d’humains qui négocie sa vie commune. Le jargon a sévi.

Un écart du même type s’est creusé entre les « gouvernants » de l’enseignement et leurs administrés. Les rédacteurs des programmes et directives n’atteignent pas les mêmes sommets d’impersonnalité et d’obscurité. Mais ils n’échappent pas aux jargons successifs inspirés par les gourous pédagogiques successifs. Conséquences de cet ésotérisme ? La « bonne parole » n’est vraiment reçue et comprise que par les supporters de la réforme en cours, les convaincus d’avance. Les autres se sentent étrangers, continuent à exercer une activité la plus inchangée possible et attendent, sans impatience, la réforme suivante.

Pour contraindre les insoumis, les « pilotes » de l’enseignement ont privilégié la chicanerie administrative. Pourquoi n’ont-ils pas préféré la simple prévention, qui consiste à présenter les choses dans un langage adéquat, marqué au coin de bienveillance ? Car parler de personne à personne pour inciter à agir requiert une parole qui crée le lien et valorise, alors que le jargon crée la distance et dévalorise.

Quels effets – calculés ou non – le médecin ou le juriste produisent-ils quand ils « s’expliquent » en termes ésotériques, inaccessibles à leur destinataire ? D’abord ils laissent une large part de l’explication dans le brouillard, voire dans les ténèbres, puisque le non-spécialiste ne maîtrise pas ce vocabulaire. Ensuite, techniciens qu’ils sont censés être dans leurs arts respectifs, ils parlent au technicien  – que l’autre n’est pas censé être – au lieu de s’adresser à la personne pleine et entière. Ce rétrécissement anesthésie l’humanité de la rencontre.

Si un langage clair et personnalisé favorise, en toute circonstance, la communication vraie entre deux personnes, cette loi joue a fortiori dans l’enseignement, dont la racine est la transmission de personne à personne. Quel enseignant ne cherche pas, n’adapte pas et n’adopte pas le langage qui parle à ses élèves et les rejoint là où ils sont ? Pourquoi l’expert en pédagogie et le « gouvernant » qu’il inspire s’adresseraient-ils seulement au « technicien pédagogue » et non à la personne même de l’enseignant, qui attend d’être reconnue comme telle ?

Dans les documents officiels rédigés par la « gouvernance », une expression directe, simple, empreinte de bon sens, personnelle, se démarquerait d’un passé pesant et surprendrait. Elle confirmerait la bonne impression laissée par la méthode pratiquée au départ : la consultation, patiente et organisée, ressentie comme un réel désir d’écoute et de collaboration. Autour des priorités, elle créerait une connivence entre ceux qui les ont fait émerger et ceux qui leur feraient prendre corps.

Comment endiguer la pénurie d’enseignants ? Comment garder les jeunes profs plus de cinq ans dans les écoles et comment motiver d’autres jeunes à venir les y rejoindre ? D’abord, bien sûr, par des mesures mieux pensées que la réforme des titres et services, qui, strictement appliquée, décime ou perturbe nombre de corps professoraux. Mais surtout en traitant chaque enseignant comme un humain et non comme un pion qu’on déplace sur les cases d’un jeu de dupes. Il est urgent de retrouver l’art de parler à des personnes.

Le fond et la forme, les intentions et leur traduction sont indissociables en l’occurrence. N’ayons pas peur des mots : le Pacte aura-t-il la lucidité de choisir des mots fléchés vers l’humain ? Si oui, pourquoi toutes celles et ceux qui estiment n’avoir pas pu placer un mot jusqu’ici ne se rallieraient-ils pas au mot d’ordre d’excellence ? Et peut-être même avec du peps.

Publié, sous le titre « Le Pacte : un jargon d’excellence », dans La Libre Belgique, pp. 52 et 53, le jeudi 27 octobre 2016.

Publié dansEnseignementLangue françaisePhilosophie pratiqueSociété