Dans notre monde, infiniment plus que par le passé, les mots sont au travail. Dirons-nous qu’ils prolifèrent ? Ce n’est pas le mot. Le terme n’est pas assez fort. On est à court de mots quand on essaie d’évaluer combien de mots sont produits en un seul instant grâce aux nouveaux standards de la « com ». Plutôt que de la « communication ». Car, remarquons-le, pour intensifier la multiplication, il est tout à fait logique et indiqué de réduire les mots à leur plus courte expression : de la pub aux infos, des maths aux stats, en passant par la clim de votre appart, sans oublier les ordis ni les applis, nous avons appris à tout comprendre à demi-mot. C’est une économie d’énergie pour qui mange ses mots. Mais personne ne renonce pour autant à employer de grands mots ou à jouer sur les mots, s’ils sont courts ; et la surabondance rend possible, même en cas de crise économique, de se payer de mots.
Cette « hyperverbosité » – si on adopte, en le débauchant de son sens premier, un terme de psychiatrie – n’est pas un phénomène récent. Au milieu du vingtième siècle déjà, Eugène Ionesco nous donnait La Leçon : un cours particulier où les mots prolifèrent dans la bouche d’un prof(esseur) au point d’anéantir progressivement l’élève. L’auteur pressentait et dénonçait les conséquences possibles de cette irrésistible efflorescence verbale : mort de la communication par overdose de communication. Or la production de mots par secondes était ridiculement faible, à l’époque, en comparaison de ce qu’elle est devenue.
La vie quotidienne fourmille d’exemples de situations où l’abondance verbale se révèle in fine contre-productive.
Les médias constituent la partie émergée de l’iceberg. Quel que soit le domaine, émissions et éditions spéciales en ribambelle, et parfois en pagaille, se donnent le mot pour faire rimer information en saturation. Au lieu d’être stimulé par une alimentation saine, l’esprit critique se retrouve gavé et comme abruti.
Concernant le terrain politique, faut-il vraiment se demander s’il arrive qu’on y parle trop et mal ? Être logorrhéique sans dire un traître mot de l’essentiel, feindre de chercher ses mots, ne pas souffler mot de ce qui préoccupe au premier chef le citoyen, jouer sur les mots, parler à mots couverts, s’envoyer de gros mots à la figure, prétendre mordicus avoir le dernier mot, empêcher l’interlocuteur de placer un mot, préférer le bon mot au mot bon, autant d’attitudes dont les politiques fournissent chaque jour des échantillons significatifs et dont on redoute qu’elles deviennent de plus en plus leur fonds de commerce.
Sous (presque) toutes ses formes, dans (presque) tous les secteurs et à (presque) tous les niveaux, l’« Administration » digère assez mal les tombereaux d’idées qu’elle prétend intégrer dans l’expression de sa « Pensée » ; elle échappe rarement à la diarrhée verbale. Elle inonde les pauvres « administrés » de monitions, décrets, circulaires, notes, règlements, conventions, consignes, prescriptions et autres documents. Ce flot quasi continu rend héroïque toute tentative de lecture exhaustive et hypothétique l’impact de ce verbiage qui jamais ne reprend souffle.
Vous constatez à quel intense régime de travail les mots d’aujourd’hui sont astreints. Ce ne sont que des mots, bien sûr, mais certains d’entre eux sont en activité depuis des siècles. Le repos, le répit, la grève, la retraite ne font pas partie de leur vocabulaire, pas plus que le burn-out, la pénibilité et le harcèlement. N’ayons pas peur des mots : ils sont solides. Ils auront le dernier mot.
Mais tous ceux qui préparent des vacances pourraient estimer qu’il n’y a aucune raison d’en priver ces humbles travailleurs de l’ombre. Comment procéder ? C’est nous, chacun, qui sommes les employeurs des mots. À nous donc de leur accorder des vacances. Les vacances des mots ? C’est le silence. On se tait. Dans toutes les langues et par tous les canaux. Ce que je m’empresse de faire.
Publié dans La Libre Belgique, p. 49, le vendredi 18 juillet 2014.