Si vous lisez ces lignes, vous êtes sans doute un habitué du tête-à-tête avec la presse. Celle-ci doit son nom à la presse typographique qui l’imprime. Le terme s’utilise aussi, par exemple dans une « conférence de presse », pour désigner l’ensemble des médias. Mais on peut se demander si, par les temps qui courent, la presse ne peut pas être définie comme la machine du même nom : « un dispositif destiné à exercer une pression sur un solide pour le comprimer ou y laisser une impression. » Car il n’est pas rare que la presse exerce une pression et broie. Broyage qui peut porter sur des objets divers.
L’individu – c’est-à-dire n’importe qui, vous et moi y compris – peut être happé par la broyeuse comme la branche que vous venez de couper en élaguant et qui ressort en menus copeaux. Quelles que soient les causes, égarement momentané, malveillance, maladresse, malchance, ou simple hasard des circonstances, que la responsabilité dans les faits soit sienne ou non, n’importe quel commun mortel peut voir soudain se focaliser sur lui l’attention médiatique. Il devient le sujet du jour, à propos duquel on écrit, on parle, on montre, on investigue, on révèle, on suppose… Tout en lui est censé intéresser, depuis ses jeux à l’école maternelle jusqu’à ses contacts avec le voisinage.
Imaginez que cet antihéros impromptu soit par ailleurs célèbre, ou un peu connu. Le sujet devient d’autant plus vendable, et rentable la curée. Une vie privée est jetée en pâture au voyeurisme public. Et, avec elle, des bribes et morceaux de l’intimité de tout un entourage. Serait-ce qu’au royaume des humains, le droit à l’information de l’un autorise et justifie l’écrasement de l’autre ?
Quant aux faits, ne sont-ils pas eux aussi engloutis dans une presse qui les informe ? L’œil des médias peut se braquer sur un crime, un accident, un abus de pouvoir, une « indélicatesse », mais aussi sur un fait divers anecdotique auquel le brassage médiatique – d’après quels critères ? – va donner un écho imprévisible. Même si les personnes et les faits sont, au départ, tout ce qu’il y a de plus réel, leur étalement et leur étalage par les médias les malaxent, les triturent au point que trop de scories s’y agglutinent. À des degrés divers, inversement proportionnels au respect de la déontologie journalistique, les faits sont compressés jusqu’à en être quelquefois écrabouillés.
Le troisième objet broyé n’est autre que l’usager plus ou moins volontaire des médias. Même sans être accro à l’information, le citoyen subit un véritable bombardement, qui entraîne une double pression : la première peut l’étouffer, la seconde le manipuler.
Depuis qu’Internet s’est ajouté au parc des véhicules d’information, le volume global des données transmises par les médias relève de l’incommensurable. Cette masse éléphantesque pourrait avoir pour effet d’abrutir le public : devant l’ampleur de la tâche, l’individu, et donc l’« opinion publique » dont il est parcelle, se décourageraient de risquer ne fût-ce qu’une esquisse de tri ou de distance critique.
Mais remarquez que la surabondance d’information ne se répartit pas équitablement sur tous les sujets. Une sélection sauvage s’effectue. Certains événements, de format international ou simples faits divers, accèdent tout à coup au statut d’« incontournable » ; ils se propagent sur les pages et inondent les ondes. L’inflation médiatique impose au citoyen ces faits comme essentiels, jette l’ombre sur le reste et anéantit quasi tout espoir de construire soi-même une échelle d’importance.
On le sait : l’objectivité absolue des médias est un mythe. Mais la confrontation montre qu’ils y tendent un peu, beaucoup, passionnément ou pas du tout. Un critère simple ? Le poids que la presse fait peser sur le libre jugement de ses usagers. Dans la presse comme dans la vie, retenue, pondération et respect des gens ne lancent-ils pas une invitation subliminale à la démarche critique, typiquement humaine ?