Un digne représentant du monde universitaire n’est-il grand que s’il est très visible et très connu ? Faut-il à coup sûr qu’il « en jette » ? On tendrait vers le oui si on se référait aux pratiques courantes actuelles, selon lesquelles la qualité universitaire s’apprécie grâce à une notoriété censée être reflétée par les distinctions et les publications. Et la grande mode de l’évaluation à tous crins, des classements en tous genres et des tableaux comparatifs a frappé aux portes de l’université et a frappé les universités. Le phénomène mérite l’attention.
Arrêtons-nous un instant au classement académique des universités mondiales par l’université Jiao Tong de Shanghai, communément appelé « classement de Shanghai ». Pour coter, il recourt aux critères suivants : qualité de l’enseignement (nombre de prix Nobel et de médailles Fields parmi les anciens élèves) pour 10 % ; qualité de l’institution (nombre de Nobel et de Fields parmi les chercheurs ; nombre de chercheurs les plus cités dans leurs disciplines) pour 40 % ; publications (articles publiés dans Nature et Science entre 2000 et 2004 ; articles indexés dans Science Citation Index et Arts & Humanities Citation Index) pour 40 % ; taille de l’institution (performance académique au regard de la taille de l’institution) pour 10 %. Indépendamment des limites que ses créateurs mêmes reconnaissent au système, il fait apparaître aux profanes que la qualité de l’enseignement ne compte que pour 10 % dans l’évaluation d’une université. Pauvre majorité étudiante ainsi minorisée.
Il serait bien sûr simpliste de cloisonner les critères et de considérer que l’éminence scientifique d’une institution n’influence pas la qualité de son enseignement. Mais il serait tout aussi simpliste de croire qu’un chercheur de haut vol se double forcément d’un pédagogue de haut vol. Notre expérience scolaire à chacun nous rappelle tel professeur savant incapable d’explications convaincantes et tel autre, moins savant, modèle de clarté dans son enseignement. Il paraîtrait donc respectueux des étudiants d’intégrer davantage dans l’évaluation de leur université la qualité des cours dispensés. C’est moins facile que de compter des publications, mais cela mériterait qu’on s’y attelle si on continue à prétendre évaluer les institutions.
Par ailleurs, le classement de Shanghai indique sans ambiguïté comment faire carrière à l’université : il faut se montrer en abondance. D’où la tentation de viser la quantité plus que la qualité en matière de publications, de s’attribuer les fruits de travaux réalisés par des « sous-fifres », de gonfler par tous les moyens le fameux « curriculum vitae », carte de visite du marathonien des nominations à briguer. Tout cela risque de ne pas assainir une atmosphère qu’on devine et qu’on constate trop souvent viciée par des ambitions effrénées et par des luttes d’influence, peu compatibles avec l’image attendue d’une élite intellectuelle.
Si l’universitaire échappe à tous ces pièges n’est-il pas néanmoins poussé par le système à préférer ce qui dope une carrière ? Continuera-t-il à croire et à affirmer que « la qualité première du chercheur, c’est l’humilité » ? Acceptera-t-il, comme le suppose toute recherche, de tâtonner, de travailler en équipe, de reconnaître les impasses où lui s’est engagé et la valeur du résultat d’autrui ? Gardera-t-il l’humanité modeste et paisible que suppose tout enseignement ? Ce sera difficile et admirable dans un univers où la parade est de mise, où les rodomontades le disputent souvent aux fanfaronnades, et les gasconnades aux tarasconnades. Oui, le système est tel qu’il risque de privilégier l’apparence par rapport à la valeur de fond. À la limite, il risquerait de créer un monde où bravaches, matamores, fiers-à-bras, voire olibrius et charlatans, auraient droit de cité plutôt les discrets et humbles tâcherons d’une recherche sobre et patiente, d’un enseignement humain et modeste.
Publié dans La Libre Belgique, p. 47, le vendredi 6 juillet 2012.