« Les mots nous manquent… », titre un quotidien au lendemain de l’accident de Sierre. Et quinze pages pleines de mots relatent et commentent les faits. L’édition suivante y consacre encore quinze autes pages, tout en signalant que « des parents marqués ne comprennent pas de drame qui les frappe, ni le tourbillon médiatique qui l’accompagne ». Pareille contradiction pourrait étonner, voire choquer. Elle pousse à s’interroger sur la pauvreté des mots.
Pourquoi ce phénomène médiatique est-il récurrent et de plus en plus fréquent ? Attentats du 11 septembre, tsunamis, naufrage du Concordia, fusillade de la place Saint-Lambert, pour ne citer que quelques exemples, ont produit une extraordinaire inflation de mots et d’images, qui est ressentie par certains comme un véritable matraquage. Même si le désir de faire de la copie qui se vendra bien joue forcément, il n’est sans doute pas le dernier mot de l’histoire. Il semble qu’il y ait là aussi une sorte de rébellion contre l’impuissance à s’exprimer. Comme si l’indicible d’une catastrophe – combien de fois entendons-nous, dans ces contextes, qu’« il n’y a pas de mots pour cela » ? – entraînait une sorte de logorrhée compensatoire : multiplier les considérations accessoires comme pour s’excuser de ne pouvoir accéder à l’essentiel. Pauvreté des mots.
Pendant cinq cent quarante et un jours, les politiciens belges ont cherché les mots qui devaient permettre à la négociation d’aboutir et au gouvernement de se constituer. Personne ne peut chiffrer la somme des mots qui ont été échangés autour de la table politique, pas plus que celle des mots écrits et prononcés dans les médias, dans les chaumières ou aux cafés du Commerce à propos de la crise. Combien de ces mots touchaient à l’essentiel, c’est-à-dire, sinon aux fondements même d’une existence humaine, au moins aux préoccupations quotidiennes vécues par les « simples citoyens » ? Et combien des mots qui remplissent aujourd’hui l’espace médiatique en France et sont censés préparer l’élection présidentielle rejoignent davantage la vie et le souci du citoyen français ? En matière politique aussi, l’inflation langagière révélerait-elle la poursuite infinie et un peu désespérée des mots pertinents, ceux qui vont exprimer le fond des choses et de la vie ? Pauvreté des mots.
Parmi tous les mots, dont la densité et l’intensité peuvent être si diverses, comment trouver ceux qui diront le cœur de la vie, individuelle ou collective, qu’il s’agisse du banal quotidien ou des événements marquants, bonheurs ou malheurs ? La quête d’une réponse à cette question traverse toute l’histoire de toutes les littératures, mais aussi l’histoire personnelle de chacun d’entre nous, chaque fois que nous voulons dire ou écrire ce qui nous habite. Heureusement, dans le concret de l’existence, il existe d’autres moyens d’expression que les mots, qui manifestent qu’« on est là », qu’« on est avec », qu’« on sympathise ». Les fleurs et les peluches en disent au moins autant sur la solidarité et la compassion que les discours. Pauvreté des mots.
Faut-il comprendre que, pour les médias, l’espace consacré à un sujet joue le même rôle ? Qu’il est signe de compassion ? Que la compassion est proportionnelle au volume de ce qui est rapporté concernant l’événement ? Ce n’est pas sûr. Sur ce point, seules les victimes sont en situation de juger et de dire leur sentiment. Vivent-elles le tourbillon médiatique comme un signe de solidarité ? Ou la ressentiraient-elles dans une plus grande discrétion, dans une relation plus sobre des faits qui ne les amènerait pas à revoir et à réentendre interminablement les détails d’un drame qui leur est déjà si présent ? Pour elles, moins de mots ne seraient-ils pas plus parlants ?
Publié dans La Libre Belgique, p. 55, le mardi 20 mars 2012.